Une vidéo circule sur les médias sociaux en Turquie. On y voit le comédien Turgay Yıldız incarnant un citoyen turc lambda téléphonant à son grand frère Raif en Allemagne pour lui annoncer la bonne nouvelle : « On peut de nouveau prier à Sainte-Sophie. » Cependant le frère aîné ne partage pas l’enthousiasme de son cadet qui se voit obligé de confirmer que tout n’est pas parfait : « Ah non, je suis toujours au chômage. Il n’y a toujours pas de travail, mais j’ai une bonne nouvelle : On peut prier à Sainte-Sophie. » À l’autre bout du fil, Raif passe en revue les maux qui caractérisent la Turquie actuelle : l’inflation, la répression, la censure, l’état de l’économie et la corruption. À chaque fois, le petit frère confirme que le problème subsiste mais rajoute, la mine réjouie, « qu’on peut désormais prier à Sainte-Sophie ». À la fin du sketch, Raif, exaspéré, raccroche brusquement le téléphone, un geste que le petit frère interprète comme étant causé par l’excitation de l’aîné voulant vite venir en Turquie pour prier à Sainte-Sophie.
En quelques minutes hilarantes, Yıldız réussit à cerner la véritable signification de la réouverture de Sainte-Sophie en tant que mosquée. Il s’agit d’un acte de diversion, un art dans lequel excellent les leaders populistes. Certes, en révoquant une mesure gouvernementale de 1934 qui conférait à l’ancienne basilique byzantine, puis mosquée ottomane, le statut de musée, le Conseil d’État a accédé à la requête de plusieurs associations. Cependant, cette pétition n’était pas vraiment représentative d’une quelconque demande populaire. Il est néanmoins vrai que depuis des décennies, des groupes religieux-nationalistes et islamistes revendiquaient la réouverture de la mosquée. Il était inévitable qu’à partir du moment où le Président de la république épousait leur revendication, le statut de l’édifice allait être remis en question. Pour le président turc, il s’agit d’un geste symbolique dans le cadre du démantèlement plus ou moins systématique de l’État laïc, même s’il est loin d’être clair quelle forme prendra cette réouverture. En révoquant une décision prise par Mustafa Kemal Atatürk, le président Erdoğan se met une fois de plus en avant comme leader d’une Turquie nouvelle et indépendante. Toutefois, ce genre de mesures susceptibles de diviser l’opinion, bien qu’elles offusquent les milieux kémalistes et laïcs, sont insuffisantes pour rallier ses troupes, alors que sa popularité est en baisse et que la Turquie continue de traverser de graves difficultés sociales et économiques.
C’est pourquoi Erdoğan compte sur les réactions internationales, particulièrement en Europe et dans le monde islamique, par rapport à cette décision. En effet la condamnation de l’Union européenne lui permet de jouer la fameuse carte du « eux » contre « nous ». Certains aspects de son discours, parsemé de citation littéraires, expliquant la décision du Conseil d’État sont indicatives de cette stratégie. Tout d’abord, en mettant en exergue la question de la souveraineté nationale, il peut rassembler les nationalistes et souverainistes autour de sa personne, ou du moins réduire au silence ceux qui ne partagent pas sa vision du monde, mais ne veulent pas contester l’argument que ce ne sont pas des États étrangers qui peuvent dicter à la Turquie comment gérer son patrimoine. Un autre aspect de cette volonté de rassemblement de son électorat à travers la confrontation avec l’autre est son attaque à peine voilée contre Israël. Dans son discours il note que la « résurrection de Sainte-Sophie est l’annonciatrice de la libération de la mosquée al-Aqsa » à Jérusalem. D’ailleurs, le Hamas fut un des premiers à saluer la décision du Conseil d’État turc. L’un de ses porte-paroles déclara que « l’ouverture de Sainte-Sophie en tant que mosquée est une mesure dont tous les musulmans seront fiers ». Critiquant la réaction plutôt tiède de nombreux régimes arabes, le représentant du Hamas continua en affirmant que « nous n’avons pas vu que ces milieux pleuraient pour la mosquée al-Aqsa, alors qu’elle était exposée à des violations de l’occupation israélienne. Nous n’avons pas vu qu’ils étaient affligés lorsque les sionistes attaquèrent le Dôme du Rocher à Jérusalem. Nous ne les avons pas entendus dire un mot quand les occupants interdirent l’appel à la prière dans la mosquée al-Khalil ou les mosquées palestiniennes. »
Bien entendu, Erdoğan n’est pas le premier leader musulman à instrumentaliser la question palestinienne, mais il est conscient combien cette question combinée à une « israélophobie » viscérale est mobilisatrice de son électorat et au-delà. Et finalement, prévoyant les accusations d’agression contre la chrétienté, il souligne que « si une discussion doit avoir lieu au sujet de [la liberté] de croyance, ce n’est pas de Sainte-Sophie, mais bien de la montée de l’islamophobie et de la xénophobie dans le monde qu’il faut s’occuper ». Ainsi, il se situe comme protecteur des musulmans à un moment de l’histoire où les minorités musulmanes sont dans le collimateur de l’extrême-droite partout dans le monde. Le brouhaha international provoqué par le décret du Conseil d’État lui permet donc de retrouver un second souffle, alors que le frère de Raif continue à aller pointer au chômage.