d’Land : Dans Architektur auf gemeinsamem Boden, un ouvrage collectif dirigé par Florian Hertweck, vous avez récemment décrit la question foncière comme une « histoire de famille » qui serait « émotionnellement chargée ». Qu’entendez-vous par là ?
Christine Muller : La plupart du temps, on ne s’occupe pas trop des terrains qu’on a. C’est pour plus tard, une espèce de réserve tacite qu’on ne vend pas. Je me suis rendu compte que de nombreux héritiers ne savaient pas vraiment ce que valaient leurs terrains. Ils étaient donc habités par une sorte d’angoisse de faire le mauvais choix. Plutôt que d’échanger des parcelles ou d’en vendre certaines pour développer un projet à petite échelle sur d’autres, ils préféraient ne rien faire. Il y a une grande méfiance. Si on veut mobiliser du foncier, il faut faire dans l’homéopathie, dans la petite échelle. Il faut des partenariats sur mesure, et cela prend du temps.
On pourrait également argumenter qu’il faut exercer une pression fiscale. Par exemple en imposant les plus-values latentes pour que la rétention foncière devienne moins lucrative, plus chère. Pourquoi la carotte plutôt que le bâton ?
Ni l’un ni l’autre, mais un partenariat. Au Luxembourg, le modèle semble toujours autoritaire. Il n’y a pas de culture du dialogue. Or, il faut énormément de patience… Dans mon expérience, l’argument qui finit par convaincre c’est la responsabilité envers les générations futures. J’explique aux propriétaires fonciers que dans vingt ans les réalités auront peut-être changé. Et qu’il vaut mieux se diversifier, faire un peu de liquidités, investir, disposer d’objets à donner en location, aider les enfants à monter leur entreprise… D’une manière générale, je constate quand même une réticence à donner aux futurs héritiers quand ils sont encore jeunes. C’est une réalité culturelle.
Mais que faire des millions d’euros encaissés après la vente de terrains ? Les mettre à la banque à taux négatif ? Les propriétaires ne retrouveront nulle part ailleurs le rendement du foncier luxembourgeois…
Les taux actuels, c’est toxique. Cela explique non seulement la rétention foncière mais aussi le run sur le foncier. Aussi longtemps que l’argent ne rapportera rien, la spirale continuera à tourner. Je viens d’une famille classe moyenne/bourgeoise, et la maxime a toujours été : Il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier. Mais le foncier a donné tellement raison aux gens… Il y a une espèce de crispation sur le foncier qui est contre-productive pour notre modèle économique, pour l’attraction des skills. On a quelque part oublié que la priorité c’est de donner un logement aux gens.
L’été dernier, un frère et une sœur, tous les deux retraités, ont vendu quatre hectares au Kirchberg pour 180 millions d’euros. Ainsi, quasiment ex nihilo, une nouvelle dynastie de rentiers est née. Pour les familles concernées, cela doit être un ajustement majeur…
C’est extrêmement angoissant. Pour moi, cela tombe dans la même catégorie que de devenir millionnaire du loto, et l’histoire montre que ceci se passe rarement bien. Ce que je souhaite à ces gens, c’est qu’ils aient dès le départ une idée de ce qu’ils vont faire de cet argent...
Les familles ont aussi l’option de vendre au Fonds du Logement ou à la SNHBM. Ils obtiennent un peu moins pour leurs terrains, mais réalisent d’importantes économies en impôts. Pourquoi dès lors vendre à un promoteur privé plutôt qu’à un promoteur public ?
C’est un autre groupe sanguin. Vendre à l’État, c’est quelque part être traître, c’est passer un pacte avec les « communistes ». Pour de nombreuses familles, cela reste inconcevable. Enfant, je passais beaucoup de temps dans les grandes fermes avec mon père. On n’y parlait quasiment que des Ponts et Chaussées qui, de nouveau, auraient volé un bout de terrain pour utilité publique. Par le passé, il est vrai que certains fonctionnaires ne mettaient pas des gants de velours pour tracter avec les paysans. Même si, honnêtement, ce n’est plus du tout fondé, cet apriori est resté. Il y a une espèce de vécu traumatique de la manière dont l’État s’est approprié des terrains pour y construire des infrastructures publiques. Et cette image d’un État-voyou est restée ancrée dans les mentalités.
Les promoteurs belges ont massivement investi le marché immobilier. En partie grâce aux bourgeoisies wallonne et flamande qui voient traditionnellement le Luxembourg comme un safe haven. Les promoteurs autochtones aiment à se plaindre de ce que ces concurrents fassent exploser les prix du foncier. Comment voyez-vous les nouveaux entrants ?
C’est un montage financier. Il est devenu coutume de créer plusieurs sociétés en cours de route. Une première société achète le terrain. Une deuxième société développe le PAP et crée ainsi une plus-value sur les terrains. Le PAP est ensuite vendu à une troisième société qui développe le projet. Dès que l’autorisation de construire est accordée, rebelote, la courbe du prix monte. Le projet est alors vendu à une quatrième société qui va faire un petit déficit, parce que dans la construction, il y a toujours des imprévus. Souvent, toutes ces ventes (on parle d’« exits ») se passent en circuit fermé. Avec une bonne maîtrise d’Excel, on peut arriver à un « montage » permettant de payer beaucoup pour le terrain tout en garantissant un return on invest au-dessus de vingt pour cent. C’est totalement fou. La vente réitérée d’un projet en cours de route est devenue un des problèmes majeurs et bon nombre d’acteurs du secteur immobilier, y compris les architectes et urbanistes, en souffrent.
À la fin de ce circuit, il faut trouver un investisseur ou un occupant pour racheter l’immeuble ou l’appartement…
L’occupant achète sans vraiment avoir conscience de toutes les charges venant par après. On n’en parle pas, mais ces frais accessoires sont parfois énormes, un véritable deuxième loyer. En fait, il s’agit souvent d’une intégration verticale, c’est-à-dire que le jardinage, le gardiennage, l’entretien de l’ascenseur, l’éclairage, la gestion du garage, tout cela est assuré par le même groupe. Il devient donc également intéressant de réaliser un projet à cause des revenus récurrents générés par cette multitude de frais accessoires. C’est quelque part la finalité des gated communities : elles génèrent une clientèle captive.
Parlons urbanisme : Comment pouvait-on en arriver à construire un quartier comme le Ban de Gasperich ?
Par rapport à la Cloche d’Or, même le Kirchberg semble réussi ! J’ai trempé dans tous ces projets. Au début du projet du Ban de Gasperich, j’étais conseillère de la commune de Hesperange. Mais à l’époque, les décisions étaient déjà toutes prises au niveau politique et les Ponts et Chaussées avaient carte blanche, car quand la circulation fonctionne, tout fonctionne. C’est ça la genèse de cet urbanisme, la autogerechte Stadt, il ne faut pas aller chercher plus loin. Tous les débats sur l’urbanisme tournaient autour de la mobilité individuelle. Avec le tram comme une espèce d’alibi qui ne devait surtout pas déranger l’arrivée des voitures de l’autoroute.
À Belval on promettait ne pas répéter les erreurs du Kirchberg, au Ban de Gasperich pas celles de Belval, à Schifflange pas celles du Ban de Gasperich. Le Luxembourg a une passion pour les mégaprojets mais ne semble jamais les réussir…
Pour moi le symbole de cet échec, ce sont les deux petites tours dessinées par l’architecte Ricardo Bofill à l’entrée du Kirchberg. Quand mondialement plus personne ne voulait voir du Bofill, il a atterri au Luxembourg. On est toujours d’un quart de siècle en retard sur les tendances. L’« urbanisme de dalle », c’est révolu, sauf apparemment au Luxembourg, avec tous les grands projets-phares où l’on a consacré plus de temps à résoudre la gestion des emplacements de stationnement privés en sous-sol qu’à réfléchir sur l’habitabilité des espaces publics. Ceci mène à un scellement du sol excessif, avec toutes les retombées microclimatiques que cela génère. En somme, on est devenus aveugles.
Comment vous expliquez-vous cet « aveuglement » ?
Je crois que c’est lié à un problème structurel dans notre appareil étatique. On est tellement petit que de nombreuses structures intermédiaires nous font défaut. On se retrouve donc avec une très forte concentration de pouvoir au sein de l’État. Quelques hauts fonctionnaires finissent par décider de tout. Du papier-peint dans leurs bureaux à un nouveau quartier de 10 000 habitants. À cela s’ajoute un manque de dialogue : quand quelqu’un n’est pas du même avis, il est considéré comme dérangeant et il est immédiatement éjecté du circuit. Je trouve cela très dommage, car je suis quelqu’un qui cherche la « Augenhöhe » et j’ai l’habitude de positions contradictoires. Notre métier, c’est d’arrondir les angles sans abandonner sa propre signature.
En 2019, lors d’une conférence, vous proposiez qu’on se donne la perspective d’une capitale à 500 000 habitants. L’idée a un certain charme iconoclaste, mais semble assez irréaliste, non ?
Prenez Copenhague. C’est une ville qui s’est donné les moyens pour devenir « the place to be ». Mais on oublie qu’avant les années 2000, c’était horrible : les rues étaient engorgées de voitures, les eaux polluées, on ne pouvait se baigner nulle part. Mais il y a eu une volonté démocratique d’en faire un endroit agréable. Il y a également une mentalité différente, une capacité de faire la part des choses entre intérêts privés et intérêts publics. La ville de Luxembourg a des atouts incroyables, mais cela ressemble à un film sans acteurs ni spectateurs. Il n’y a pas de Bürgerschaft, pas de Stadtgesellschaft. On ne se rencontre pas, on ne discute pas, on ne refait pas le monde dans un bistrot. Je garde quelque part ce rêve de retrouver une Gründerzeit… Qu’on se donne les moyens de reconstruire la Ville, de s’imaginer un futur désirable comme vraie capitale européenne.
Vous avez également plaidé pour une extension du périmètre de la Ville. À l’heure actuelle, cela reste un tabou politique.
Élargir le périmètre, cela veut dire penser une ville de 500 000 habitants dans laquelle l’A6 deviendrait une grande avenue. L’extension d’une ville doit être pensée en parallèle à la densification « intra-muros ». Il faut une vision d’ensemble sur vingt, cinquante ans et plus, un grand plan lié à une analyse des blocages fonciers et administratifs. Car sans véritable stratégie, on risque une schleichende Verdichtung [densification rampante], telle qu’elle se développe actuellement en direction de Mamer, par exemple. Si on additionne les potentiels constructibles de Hesperange, Bertrange, Leudelange, Mamer et Strassen, on pourrait arriver à une agglomération avec un potentiel de 600 000 à 700 000 habitants. Mais cela donnera quoi ? Un urban sprawl sans visage, un développement aléatoire… Ce n’est pas de cela que je parlais. Je parlais d’une véritable « Stadterweiterung » avec une image directrice forte.
L’immobilier coûte extrêmement cher au Luxembourg, et pourtant les résidences sont très souvent très quelconques. On a l’impression que le terrain coûte tellement cher qu’il ne reste plus d’argent pour payer l’architecture…
L’architecte dérange. Il constitue le grain de sable dans l’engrenage. Il a des idées, il pose des questions, il a envie de contribuer à quelque chose de plus grand que lui-même. D’office, le promoteur ou l’initiateur de projet auront tendance à prendre un architecte qui se voit surtout comme prestataire de service et qui va répondre à la lettre au programme, produire le nombre de mètres carrés, pour tel prix, pas de discussions. Par contre, le promoteur et l’architecte qui se voit comme auteur de projet viennent de deux planètes différentes. Je ne dis pas que les architectes-prestataires de service ne font pas de bons projets pour des promoteurs, évidemment il y en a. Mais ils n’exercent pas leur métier en tant qu’indépendants au sens traditionnel du terme. Je suis toujours irritée quand mes collègues parlent de leur « client ». Non ! Le promoteur, l’initiateur de projet sont les maîtres de l’ouvrage ; mais nous, nous sommes les maîtres de l’œuvre ! Il ne faut pas oublier que notre profession est une profession libérale, au même titre que les notaires, médecins ou avocats. On a un devoir de confidentialité et on ne peut pas être impliqués commercialement dans une opération. La contrepartie de ces obligations, c’est de pouvoir dire à son maître d’ouvrage : Non, cela va contre l’intérêt général. Je ne vais pas fermer la perspective vers l’Hôtel des Postes parce que cette vue-là, elle appartient à tout le monde. La défense de l’intérêt public est inscrite dans notre code de déontologie. Si vous me demandez pourquoi certains bâtiments ont l’air qu’ils ont, je vous réponds qu’il y a des confrères qui n’assument pas leur statut, qui n’ont pas conscience de leur responsabilité. Le vorauseilender Gehorsam est très mauvais conseiller. Dessiner un truc et si ça passe, ça passe, ce n’est définitivement pas la bonne attitude.