Quand il est question d’investissement immobilier on évoque plutôt les acquisitions de logements par des particuliers pour en faire leur résidence principale ou secondaire ou à des fins locatives. On parle plus rarement de l’immobilier commercial alors que, aussi bien du côté des institutionnels que des ménages, il s’agit d’un placement qui a la cote depuis plusieurs années. Selon le Haut Conseil de Stabilité Financière français, il recouvre « l’ensemble des biens détenus par des acteurs professionnels qui n’en sont pas les occupants et qui en tirent des revenus à titre habituel ». Ces biens sont constitués par des bureaux, des locaux abritant des commerces, des entrepôts, des parkings, des hôtels, des restaurants et des locaux professionnels divers. Les investisseurs peuvent s’en porter acquéreurs directement, acheter des actions de « foncières » ou souscrire des parts de fonds spécialisés. Au cours des années récentes, marquées par la baisse des rendements de la quasi-totalité des placements réels et financiers, l’immobilier commercial a fait figure de havre de paix et de profitabilité. Les immeubles détenus sont des actifs tangibles, leurs loyers génèrent un revenu stable sur une longue période et l’évolution du marché est largement décorrélée de celle des bourses.
L’année 2020 aura changé la donne au point que le FMI, dans la dernière édition de son Rapport sur la stabilité financière dans le monde, publiée le 29 mars, a consacré un chapitre entier aux risques présentés par l’immobilier commercial pour l’économie dans son ensemble, pendant la crise sanitaire et au-delà. C’est la première fois que cette institution se penche spécifiquement sur ce secteur d’activité, tout en reconnaissant que le problème ne concerne que « certains de ses segments » dont l’évolution est marquée par une grande incertitude « en raison d’éventuelles mutations structurelles de la demande, ce qui justifie que les autorités de surveillance y prêtent une plus grande attention ». La crainte est évidemment que certaines tendances observées pendant la crise, notamment la généralisation du télétravail et les changements de comportements des consommateurs, ne perdurent au-delà de 2021 et ne provoquent, sinon une crise, du moins une forte inflexion de la dynamique du secteur qui amènerait à porter un tout autre regard sur lui.
La pandémie aura laissé des traces dans l’immobilier de bureaux, dont le taux d’occupation en Europe est tombé à moins de 25 pour cent, selon une étude de BNP Paribas Real Estate parue en février 2021, ce qui constitue un creux historique. Le recours massif au télétravail, en lien direct avec les confinements, en est la principale cause. Mais depuis plusieurs années les nouvelles formes d’organisation du travail tertiaire avaient déjà affecté la demande de bureaux. En France par exemple, en 2020, la baisse du « nombre de mètres carrés placés » a été de 45 pour cent en Ile-de-France qui pèse 70 pour cent du marché. Le chiffre prévu pour 2021 est inférieur de 28 pour cent au niveau de 2019. Donc, si au moment de la reprise économique d’après-crise les salariés ne regagnent pas leurs bureaux, ce sont plusieurs millions de mètres carrés qui resteront inoccupés, sans doute définitivement. En janvier 2021 l’Institut d’épargne immobilière et financière (IEIF) à Paris a d’ailleurs calculé que dans un scénario post-Covid où quarante pour cent des entreprises passeraient à deux jours de télétravail par semaine, 27 pour cent des surfaces actuelles de bureaux seraient libérées dans les prochaines années en Ile-de-France. Des projets se multiplient déjà pour les transformer en logements, même si seulement vingt pour cent des locaux montrent un réel potentiel d’aménagement. Fin janvier, le capital investisseur Novaxia et quatre assureurs-vie ont créé un fonds doté d’un milliard d’euros pour transformer en trois ans quelque 250 000 m² de de bureaux en 4 000 logements. Sur les autres segments du marché, les tendances sont plus contrastées. Le commerce a beaucoup souffert des confinements, et des foncières spécialisées dans les centres commerciaux comme Unibail-Rodamco-Westfield, présente dans treize pays, ont connu des difficultés : la valeur de son action a été divisée par quatre entre février et septembre 2020, avant de remonter.
Mais le segment du commerce alimentaire a fait preuve d’une grande résilience avec 6,7 milliards d’investissements en Europe en 2020, alors qu’il y était jusqu’à présent sous-représenté. Sur la période 2014-2020, en effet, le secteur du commerce alimentaire ne constituait en moyenne que dix pour cent des volumes investis dans l’immobilier commercial. Or, en 2020, il a représenté près de 37 pour cent des investissements réalisés en immobilier commercial au sein de l’UE à 27 pays. Il pèse désormais près du quart du marché mondial (22 pour cent) contre six pour cent en 2016. Cela étant, même le commerce alimentaire a connu des transformations avec la multiplication des drives dans la grande distribution, une tendance qui s’est accentuée pendant la crise et où aucun retour en arrière n’est envisagé. Le concept actuel d’hypermarché est remis en cause, et de façon générale les points de vente sont amenés à évoluer de sorte que le marché des locaux à usage commercial pourrait en être durablement affecté. Les investissements dans les murs de restaurants et d’hôtels ont aussi pâti des confinements successifs, en lien avec la chute de l’activité. Mais dans ce domaine les perspectives sont plus encourageantes, car les clients ne demandent qu’à revenir « comme avant ». Mais ce segment pèse peu dans le marché total. L’optimisme est également de rigueur dans le secteur de la logistique, à la faveur d’intervenants comme Amazon qui font justement partie des entreprises qui ont profité de la crise sanitaire. En France, hors région parisienne, les investissements dans les entrepôts ont augmenté de 61 pour cent en 2020 et représentent désormais plus du tiers du marché !
Le FMI note que, même si le nombre de transactions et les prix ont chuté en 2020 à l’échelle mondiale, dans de nombreux pays, « les prix effectifs n’ont pas diminué autant que ce que les paramètres fondamentaux auraient laissé présager ». Cette situation serait de nature à « aggraver les aléas baissiers (..) surtout s’ils se conjuguent à d’autres facteurs de vulnérabilité », et de brusques corrections des prix peuvent alors survenir, menaçant la stabilité financière globale. En effet, une des caractéristiques du secteur de l’immobilier commercial est « sa grande dépendance à l’égard du financement par l’emprunt », avec un rôle de premier plan joué les institutions financières non bancaires, moins bien régulées que les banques. Une baisse brutale des prix des biens immobiliers à vocation commerciale affecterait la capacité de remboursement des emprunteurs et la solvabilité des prêteurs, comme on l’a connu dans l’immobilier résidentiel avec l’affaire des subprimes en 2007-2008. À court terme, « les mesures prises par les pouvoirs publics pour maintenir le flux de crédits au secteur des entreprises non financières et stimuler la demande globale contribueront au redressement du secteur », estime le FMI.
À plus longue échéance, si des déséquilibres persistent « les autorités devront déployer sans tarder les mesures macro-prudentielles ciblées qui s’imposent pour maîtriser les facteurs de vulnérabilité », en les élargissant aux institutions financières non bancaires. Parmi elles figurent des limites à l’endettement des promoteurs. Dans les pays où d’importantes entrées de capitaux étrangers ont eu lieu, des contrôles des flux de capitaux « pourraient se justifier dans certaines circonstances ». Enfin, des stress-tests pourraient être menés pour évaluer les risques liés à l’immobilier commercial. En tout état de cause, l’ajustement de l’offre de surfaces commerciales, tertiaires et logistiques aux nouvelles tendances de la demande prendra du temps. Les épargnants, de leur côté, ne manifestent pour le moment aucune velléité de délaisser l’immobilier commercial qui, malgré ses vicissitudes, reste plus attractif que d’autres placements. Les fonds spécialisés ne connaissent pas de mouvement de retraits et l’indice IEIF Europe, qui a pour vocation de représenter l’évolution des sociétés foncières et immobilières européennes, a augmenté de 20,5 pour cent en un an..
Spécificités culturelles
Une étude de BNP Paribas RE se base sur les 26 millions de mètres carrés de bureaux que cette foncière gère dans douze pays d’Europe. Fin décembre, le taux d’occupation atteignait cinquante à 75 pour cent en Espagne. En France, il était de quinze à 25 pour cent et restait modeste (entre dix et quinze pour cent) en Italie et en Allemagne. Au Royaume-Uni, il était toujours très bas : entre cinq et dix pour cent. Ces différences traduisent la diversité des situations sanitaires et la variété des modes de gestion de la crise. En septembre, le Royaume-Uni subissait de plein fouet les conséquences d’un confinement jusque-là assez souple et en décembre apparaissait le variant anglais. Bien que plus tardif qu’ailleurs, le télétravail a été plus massivement mis en place et mieux accepté car à Londres, par exemple, les transports sont chers et les distances domicile-bureau longues. En Espagne, le confinement a toujours été très strict mais les entreprises ont opté pour un système de rotation des équipes afin de garder une présence dans les bureaux, les restrictions sanitaires y ont beaucoup varié en fonction des régions et les salariés y sont avides de contacts avec leurs pairs dès que la situation le permet.
Le marché européen et son évolution
2019 avait été une année record pour l’immobilier commercial en Europe avec un investissement de près de 290 milliards d’euros. En 2020, il a baissé de 23 pour cent mais les dégâts ont été limités grâce à un excellent premier trimestre. Sur le premier marché européen, l’Allemagne (59,7 milliards d’euros) la chute a pu être contenue à -19 pour cent, de même que sur le marché britannique (47 milliards, soit -20 pour cent). En revanche la France a été plus touchée (28,3 milliards, -35 pour cent). Ces trois pays représentent 61 pour cent du marché total. La taille du marché local est indépendante de la population, la Suède (11,8 milliards), les Pays-Bas (10,4) et la Norvège (10,4) se situant avant l’Italie (8,8), l’Espagne (7,7) et la Pologne (5,4). Au Luxembourg (1,1 milliard) la baisse a été supérieure à la moyenne (-39 pour cent) tandis que l’Irlande chutait de 63 pour cent à 1,8 milliard et que la Belgique connaissait même une progression de 29 pour cent, pour atteindre
5,5 milliards !