Depuis une vingtaine d’années, nos sociétés évoluent lentement mais sûrement vers ce que les universitaires s’accordent à appeler le « capitalisme de surveillance ». Publié en 2019, The Age of Surveillance Capitalism, de Shoshana Zuboff, est un ouvrage utile pour appréhender cette dérive glaçante vers une techno-dictature. Professeure émérite à Harvard, Zuboff dissèque comment Google, puis Facebook, Amazon et les autres « géants du Net », comme on les appelle avec beaucoup trop de déférence, ont établi les bases d’un modèle économique dans lequel l’exploitation des données et la colonisation des consciences supplante celle des corps. Avec la crise du Covid-19, qui nous a propulsés en quelques semaines dans un monde inédit qui exacerbe les enjeux du contrôle des flux d’informations, le réveil est brutal. Naomi Klein, qui en 2007 analysait minutieusement dans The Shock Doctrine les ressorts du « disaster capitalism » (l’art d’appliquer la fameuse formule « Never let a serious crisis go to waste ») a dit de ce livre qu’il est une lecture obligée au titre de l’« autodéfense numérique ».
Shoshana Zuboff commence son récit en décrivant comment on est passé d’Aware Home, un projet de laboratoire étudiant la symbiose entre humain et maison autour d’une informatique omniprésente, conçu en 2000 à Georgia Tech et prévoyant de strictes garanties de préservation des données personnelles – les données restant dans la maison où elles ont été recueillies –, à Nest, un « thermostat » sophistiqué proposé par Google qui, aujourd’hui, a fait de ces mêmes données, intimes s’il en est, un trésor de guerre qu’il croise et échange sans vergogne avec ses autres applications et celles de tiers. Pour l’auteur, ce glissement est emblématique du capitalisme de surveillance, un mode de domination qui présente « un risque aussi significatif pour la nature humaine au vingt-et-unième siècle que le capitalisme industriel l’a été pour le monde naturel aux dix-neuvième et vingtième siècles ».
Les discours des dirigeants des entreprises technologiques émergentes tendent à semer la confusion entre l’univers numérique et la logique du capitalisme de surveillance, en suggérant que Google, Facebook et autres géants du secteur, dont fait partie aussi désormais Microsoft, ne font que mettre en musique ce que les progrès de la technologie rendent inévitables. Cette supposée inévitabilité, qui ressemble furieusement au refrain Tina (« there is no alternative ») des chantres de l’ultra-libéralisme, n’en est pas une. Car les plateformes, algorithmes et intelligences artificielles ne sont que la face visible de ce modèle économique, alors que ce qui les anime en dernier ressort sont les intérêts du capital de l’économie de surveillance, soutient Zuboff.
Un peu comme une course de chevaux, le livre décortique le partage des rôles entre Google, l’indiscutable pionnier, et Facebook, qui jaillit dans son sillage, l’un s’appuyant tour à tour sur les avancées de l’autre pour asseoir son emprise. Le tout sur le mode incrémental, c’est-à-dire en s’arrogeant graduellement de plus en plus de droits sur les données récoltées et emmagasinées : c’est ce caractère incrémental, explique-t-il, qui a rendu acceptable ce qui, fait d’un seul coup, aurait à coup sûr été considéré comme abusif et illégal.
Au début des années 2000, Google, après avoir découvert le potentiel des cookies, se lança dans la logique d’extraction de données comportementales que ceux-ci rendaient possible, ce qui lui permit de multiplier ses bénéfices par 40 en l’espace de moins de quatre ans. Comparant ce saut qualitatif au paradigme de la chaîne d’assemblage inventée par Henry Ford en 1913, Zuboff raconte comment Larry Page, un des cofondateurs du moteur de recherche, a tenu à ce que l’entreprise cache soigneusement cette poule aux œufs d’or à ses utilisateurs.
À la faveur des attentats du 11 septembre 2001 naît un rapprochement entre Google et les agences de renseignement américaines, qui vont œuvrer main dans la main contre le terrorisme. Cette collaboration, que Zuboff appelle « l’exceptionnalisme de surveillance », va couper court aux efforts de réglementation amorcés à cette époque par les législateurs et fournir « l’habitat fertile » sur lequel va s’épanouir et prospérer le capitalisme de surveillance. Edward Snowden finira par révéler le pot-aux-roses en 2013, mais le mal est fait, il est trop tard pour établir des garde-fous dignes de ce nom.
De Larry Page à Sergey Brin en passant par Eric Schmidt, de Mark Zuckerberg à Sheryl Sandberg, Shoshana Zuboff brosse le portrait de grands patrons parfaitement introduits dans les rouages du pouvoir américain et cyniques jusqu’au bout des ongles, loin de l’image de gentils iconoclastes visionnaires qu’entendent donner d’eux-mêmes les stars de la Silicon Valley. Un des épisodes les plus révélateurs a trait au programme « Sidewalk Labs », un programme de ville intelligente mené par Google. Fort de son trésor de données que constituent Google Maps et Street View, l’entreprise entend analyser les flux citadins pour, notamment, fluidifier le trafic ou optimiser le stationnement. Mais il s’agit d’aller plus loin : sous la direction de l’ancien banquier et adjoint au maire de New York Michael Bloomberg, Dan Doctoroff, qui dirige la filiale d’Alphabet, il s’agit de transformer en marchandise les quantités phénoménales de données que génèrent les téléphones et autres objets connectés (Internet of Things), y compris, le cas échéant, en contraignant les villes à partager ces données en temps réel avec Sidewalk. Commencé en 2016 à Columbus, dans l’Ohio, étendu la même année à une quinzaine d’autres villes américaines, le programme avait l’année suivante obtenu le feu vert du Premier ministre canadien Justin Trudeau pour être déployé sur des segments de Toronto. Eric Schmidt, qui était alors PDG de Google, était aux anges. Depuis, il n’a cessé de faire pression à Washington pour obtenir des conditions plus favorables au déploiement de ce genre de projets d’intelligence artificielle, en agitant l’épouvantail de l’avance irrattrapable qu’est supposée prendre la Chine dans ce domaine.
Cette année, on a appris l’arrêt brutal de ce déploiement à Toronto, après des controverses interminables sur le manque de garanties en matière de protection des données privées et alors que la ville s’interrogeait de manière persistante sur les bénéfices qu’elle pouvait espérer tirer de l’expérience. Ce alors que des pans entiers de l’opinion américaine commencent à se demander si le moment n’est pas venu de démembrer ces envahissants géants de Silicon Valley, une proposition sérieusement débattue lors des récentes primaires démocrates.
Faisant foin de ces états d’âme, le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, a annoncé, en pleine crise du coronavirus, une coopération de son État avec Google et Microsoft. Une initiative que Naomi Klein, dans un article publié par The Intercept, baptise « Screen New Deal » et qu’elle dénonce comme une « dystopie hi-tech » voulue et construite par des milliardaires.
Ainsi, les époux Gates et Eric Schmidt ont-ils été invités par Cuomo à plancher sur des projets pour mettre la technologie au cœur du New York pandémique. La Fondation Gates va être appelée à intervenir sur les volets santé et enseignement, tandis que Schmidt va présider la commission chargée de ce déploiement. Il y sera notamment question du casse-tête de l’enseignement en période de pandémie – casse-tête que, on s’en doute, Schmidt recommandera de résoudre grâce à un recours massif à l’enseignement à distance, alors que le président du syndicat des enseignants de l’État propose de le traiter plutôt en recrutant davantage de professeurs en cette période de chômage massif.
Loin de chômer pendant les semaines de confinement, les dirigeants des grands groupes de Silicon Valley se sont mis en ordre de bataille, estime Naomi Klein, pour faire passer en force ce qu’elle appelle une « Pandemic Shock Doctrine ». Sous couvert d’apporter des solutions technologiques aux problèmes liés au contrôle de l’épidémie, à la gestion des données de santé, à la distanciation physique, il faut se préparer à assister, selon elle, au passage en force d’un bouquet de mesures foulant aux pieds la sphère privée des citoyens et les contrôles démocratiques. Le télé-enseignement et autres technologies peuvent aider à endiguer la propagation du coronavirus, « mais toutes les solutions ne sont pas technologiques ». Pour Klein, confier à des hommes comme Bill Gates ou Eric Schmidt le soin de « ré-imaginer » nos villes est problématique parce qu’ils ont « affiché toute leur vie la croyance qu’il n’y a pas de problème que la technologie ne puisse résoudre ».