It’s doable « Talkwalker – where the CEO pours the drinks ( ;-)) », lit-on sur le compte Instagram de la société sous une photo de Robert Glaesener en bras de chemise, devant des verres de vin à moitié remplis, lors d’une fête au siège de l’entreprise, avenue Monterey. « Wow ! » réagissait un internaute. Il est vrai que Glaesener, 49 ans aujourd’hui, est loin d’avoir la grosse tête. En jean, chemise rayée, gilet sport et veston, il montre, au pas de course et avec un enthousiasme contagieux, les bureaux de Talkwalker. En marchant, il explique l’organisation des différents services – informatique, marketing et vente, service clientèle ou data science – structurés par étages. Glaesener a rejoint Talkwalker en 2010, alors que ce n’était encore qu’une petite start-up fondée un an plus tôt avant par Thibaut Britz et Christophe Folschette, tout juste sortis de leurs études. « Quand nous avons commencé, on faisait surtout du online media-management. Il y avait les journaux et les médias électroniques avec leurs forums de discussion, ainsi que quelques rares blogs à surveiller », se souvient-il. Lui venait de la banque en-ligne Internaxx et, avant cela, du chocolatier Mars (où il travailla dans le développement de nouveaux produits), après des études en économie à HEC Paris et à la Harvard Business School. L’histoire du succès de Talkwalker ressemble un peu à ce mythe de Steve Jobs, qui a lancé le géant mondial Apple dans le garage de ses parents au 2066 Crist Drive à San Francisco : En dix ans, la société est passée de start-up qui bidouillait « quelque-chose-avec-les-nouveaux-médias-que-personne-ne-comprenait » à numéro deux mondial du « social media monitoring » (derrière Brandwatch, USA/GB).
« Notre philosophie d’entreprise est l’innovation – nous adorons ça, de toujours nous développer. Nous sommes très ingénieurs dans notre approche », affirme Robert Glaesener. Lui-même vient d’une famille historique d’entrepreneurs luxembourgeois. Son père est Thierry Glaesener de la Brasserie nationale ; sa mère Marie-Françoise Glaesener-Lentz fut longtemps présidente de l’association des Amis des musées ; son épouse, Dominique Hansen, est cheffe du département de développement des relations institutionnelles et mécènes à la Philharmonie et a lancé la Fondation Eme (Écouter pour mieux entendre), qui rapproche les populations marginalisées de la musique. « Oui », répond-il à la question sur la transmission de l’esprit d’entreprise dans le noyau familial, « on y apprend que ‘it’s doable’ ! ». C’est faisable de se lancer avec une idée qui peut sembler incongrue et d’essayer d’exploiter cette niche, d’en faire une entreprise rentable. Talkwalker vient d’inaugurer, fin septembre, ses nouveaux bureaux, sur la très chic Lexington Avenue à New York, en présence du Premier ministre et ministre des Médias Xavier Bettel (DP). La société est à New York depuis 2015 et a aussi un bureau à San Francisco ; elle emploie 65 personnes en tout aux États-Unis. Talkwalker est également présent à Singapour, à Paris et à Francfort, ce qui lui permet non seulement de diversifier sa clientèle, mais aussi de recruter les meilleurs talents, notamment des informaticiens, à travers le monde. Certains d’entre eux atterriront un jour où l’autre au Luxembourg, où l’entreprise compte 35 nationalités différentes parmi ses 200 employés locaux.
Comment ça marche ? Talkwalker s’est spécialisé dans la veille sur le web et les réseaux sociaux et y mesure la notoriété de ses clients. « Avant, explique Robert Glaesener, on faisait des entretiens en face-à-face avec les consommateurs pour tester un nouveau produit ou l’image d’une marque. Aujourd’hui, nous faisons le plus grand ‘live-surveying’ du monde… » Et tout cela en temps réel. Pour expliquer comment ça marche, il y a cette installation d’écrans dans une des salles de l’entreprise : sur un d’entre eux, il y a un globe qui tourne, avec des points lumineux – un pour chaque endroit où l’on parle d’une marque sélectionnée. À côté défilent des graphiques et des grappes de mots cités en rapport avec ce client.
« Protect – Measure – Promote » sont les trois mots-clés du slogan publicitaire de Talkwalker : la veille mondiale offerte sur abonnement permet à une société de protéger sa marque, de mesurer sa notoriété ou l’impact d’une communication et, partant, de mettre sur pieds une stratégie cohérente. Orange, Ritter Sport, Adidas, Accor Hotels, la Réunion des musées nationaux, le Crédit agricole ou Duracell sont quelques-uns des clients de référence qui défilent sur la page d’accueil de Talkwalker. « Nous pouvons aider les marques à connaître les tendances actuelles sur les réseaux et ainsi savoir quand et comment placer un produit », explique le CEO. De quoi discutent les internautes en rapport avec les voitures électriques : le peu de bruit qu’elles font, leur esthétique ou leur impact environnemental ? Qu’est-ce qui importe aux fans de chocolat en ce moment : le goût, l’originalité, l’onctuosité, la durabilité ou le nombre de calories ? « En surveillant le web mondial, nous pouvons aider nos clients à décider d’un slogan ou d’une force de leur produit à mettre en valeur », explique encore Glaesener.
Nanosecondes Comme le poissonnier dans Astérix, qui s’énerve lorsque son voisin, le maréchal-ferrant, maudit son poisson pas frais, les entreprises surveillent ce qui se dit sur elles. Mais les sources se diversifient sans cesse. Des blogs et forums de discussion, on est passé en dix ans par Facebook, Youtube, Twitter et Instagram à Snapchat et TikTok. « Il y a de plus en plus de plateformes et de médias, il faut donc sans cesse adapter nos logiciels. » C’est ce que fait l’équipe au dernier étage. Y règne une ambiance studieuse, chaque employé s’isolant de son environnement avec un casque vissé sur les oreilles.
Les programmes sont désormais capables d’identifier un logo sur un carton de pizza dans une vidéo virale quasiment en temps réel, « nous pouvons détecter une marque parmi 30 000 images en quelques fractions de seconde », affirme Robert Glaesener. Pour cela, les ordinateurs qui collectent ce big data doivent être extrêmement performants et les logiciels top notch. Entre 90 et 95 pour cent de cette veille se fait grâce à l’intelligence artificielle, qui transforme instantanément les données collectées en statistiques exploitables. Les derniers cinq à dix pour cent sont réalisés par les employés et les responsables des services, par exemple de marketing, qui vont rendre intelligibles ces statistiques. La fiabilité et la stabilité du système étant les autres atouts dans ce segment de marché (à côté de la rapidité), Talkwalker dispose de 4 000 serveurs en Allemagne.
« We add intelligence to data », dit un des slogans de Talkwalker sur les réseaux sociaux. Un autre promet qu’en 2020, 90 pour cent des décisions d’achat seront « user-generated ». Aujourd’hui, ce n’est plus une nouvelle, beaucoup d’internautes se fient à l’opinion des « influenceurs » sur les réseaux sociaux plutôt qu’à un magazine de tests – de l’émotion avant tout. Aux marques d’y réagir et d’adapter leurs stratégies marketing à la tendance. Un producteur de it-bags devra forcément aussi passer par tel mannequin qui porte son dernier modèle sur une photo publiée sur son compte Instagram et un candidat à des élections ne pourra plus faire l’impasse sur Twitter.
Big data « Nous respectons bien sûr les règles européennes sur la protection des données », insiste Robert Glaesener lorsqu’on l’interroge sur les possibles déviances de ce système de surveillance
hyper-intrusif. Les logiciels ne scrutent que les profils officiels (pas les comptes privés) et ce sont bien les internautes qui décident de ce qu’ils publient sur leurs profils – de la photo du nouveau-né ou du chiot au bowl végan ou aux nouveaux escarpins, avec des mots-dièses permettant de se connecter aux débats en-ligne. Après des scandales comme celui de Cambridge Analytica, Glaesener sait aussi les susceptibilités de l’opinion publique face à l’utilisation du big data et l’intrusion des bots dans les processus démocratiques, et affirme que Talkwalker ne travaille guère pour le monde politique.
Fourmilière Les bureaux de Talkwalker au 16 avenue Monterey sont une fourmilière. Rien à voir avec les entrées généreuses et le mobilier design des ministères ou des grandes banques. Installée dans l’ancien siège de l’Olai (Office pour l’accueil et l’intégration des réfugiés), l’entreprise semble en constant déménagement. Il y a toujours un bureau à réaffecter ; des canapés et de grandes lettres promotionnelles encombrent les couloirs. Les murs sont certes peints en blanc, mais ornés de couleurs gaies, d’écrans d’ordinateur, avec toujours la mascotte, un yeti sympathique, qui passe la tête dans une vitrine ou derrière une porte. Deux femmes prennent un thé dans une kitchenette, alors que devant une porte, une imprimante 3D attend d’être utilisée. Les gens sont aimables, disent « bonjour » dans toutes les langues, certains portent des bonnets de Père Noël à cette période de l’année. L’ambiance fait plus Silicon Valley que Boulevard Royal. « Mais nous sommes une entreprise luxembourgeoise, insiste Robert Glaesener, et nous allons rester ici [et ce malgré l’entrée d’un fonds d’investissement international au capital en 2018, ndlr.]. Nous produisons ici et exportons dans le monde entier… » Une success story à l’image de celle de Skype.
Au fait : durant les presque deux heures d’entretien, le téléphone portable de Robert Glaesener n’a pas sonné une seule fois. Comme quoi, on peut certes être hyper-connecté et dynamique, mais rester maître de son temps. Et si c’était cela, le luxe 2020 ?