« Tous nos problèmes aggravés par l’immigration sont aggravés par l’islam (…) Les jeunes Français vont-ils accepter de vivre en minorité sur la terre de leurs ancêtres ? Si oui, ils méritent leur colonisation, sinon ils devront se battre pour leur libération. » Cette phrase xénophobe et islamophobe, un quasi appel à la guerre civile, a été prononcée par le journaliste Éric Zemmour dans un discours retransmis en direct et en intégralité, samedi 28 septembre, par la chaîne d’informations LCI, du groupe TF1.
Comment en France le débat a-t-il pu en arriver là ? Comment un illuminé condamné, une nouvelle fois le 19 septembre, pour provocation à la haine religieuse, peut-il être aussi chroniqueur salarié du Figaro, le quotidien de référence de la droite, ou intervenant d’une émission quotidienne de la chaîne CNews de l’homme d’affaires Vincent Bolloré ? On se contentera de renvoyer au livre de l’historien Gérard Noiriel qui dresse en cette rentrée un parallèle fécond entre les trajectoires de l’antisémite Edouard Drumont dans les années 1880 et de Zemmour depuis quinze ans1. Même discours identitaire dans lequel la France est menacée dans son existence, par les juifs pour le premier, les musulmans pour le second. Et même mise à profit de la concurrence féroce et irresponsable que se livrent des médias, presse écrite à grands tirages alors, chaînes de la TNT aujourd’hui. Prononcé à la « convention de la droite » de Marion Maréchal ex-Le Pen (qui n’a plus ni mandat électif ni responsabilité partisane), le discours de Zemmour a suscité 650 signalements de téléspectateurs au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Et une enquête judiciaire est ouverte pour « injures publiques » et « provocation publique à la discrimination, la haine ou la violence ».
Sans amalgame mais sur le même thème de l’immigration, ce discours n’a pas été la seule surprise de ce triste mois de septembre. Le 16, aux députés de sa majorité, le président de la République Emmanuel Macron a demandé de « regarder ce sujet en face ». « Pour pouvoir accueillir tout le monde dignement, on ne doit pas être un pays trop attractif », a-t-il déclaré, en s’inquiétant d’un droit d’asile « détourné de sa finalité ». On rappellera que le candidat Macron avait salué Angela Merkel début 2017 pour avoir « sauvé notre dignité collective en accueillant des réfugiés en détresse, en les logeant, en les formant ». Et soulignons encore que de mi-2018 à mi-2019, la France est le onzième pays européen en nombre de demandes d’asile rapporté à la population, le quinzième en décisions de protection.
Venant d’un chef de l’État, une phrase a particulièrement intrigué : « Les bourgeois n’ont pas de problème avec ça (l’immigration) : ils ne la croisent pas. Les classes populaires vivent avec. » On peut évidemment objecter que des régions de forte population modeste connaissent peu d’immigration, ou que nombre de bourgeois (par le revenu et le diplôme) vivent dans des quartiers pauvres à forte immigration, contribuant notamment par leurs impôts locaux à la solidarité avec plus modestes qu’eux.
Le discours d’Emmanuel Macron visait à préparer le débat parlementaire sur l’immigration qui s’est tenu lundi 7 octobre à l’Assemblée et mercredi 9 au Sénat. Un débat sans vote, mais qui doit aboutir à des restrictions d’allocations et de soins pour les demandeurs d’asile. Dans la continuité globale des politiques de défiance envers les étrangers menées depuis 35 ans, qui ont durci un peu plus à chaque fois les conditions d’entrée et de séjour. Et qui fait dire au spécialiste des migrations François Héran : « Tout a été fait pour contenir ces flux. Impossible, désormais, de les réduire sans attaquer le noyau des conventions internationales, qui font partie de notre contribution au patrimoine juridique mondial. »
Profitant du débat à l’Assemblée, Marine Le Pen y a tenu une conférence de presse pour s’alarmer de la « submersion migratoire de la France » et d’un système « outrageusement bénéfique » aux immigrés. Après la tuerie de quatre policiers à la Préfecture de police de Paris par un agent dormant du terrorisme islamiste, elle a aussi dénoncé une « immigration anarchique (qui) fait le lit du fondamentalisme ».
On le voit, Emmanuel Macron joue avec le feu. Son pari est d’adapter son discours à son électorat, qui a considérablement dérivé vers la droite depuis deux ans, et de désigner l’extrême droite comme seul opposant, pour mieux se faire réélire en 2022. Mais des chercheurs de l’École d’économie de Paris et de Sciences Po l’ont démontré scientifiquement : insister sur la thématique migratoire augmente le vote en faveur de l’extrême droite. Un jeu dangereux donc, au moment même où cette famille politique connaît un reflux notable en Europe depuis quelques mois (Danemark, Italie, Autriche, divisions persistantes au Parlement européen), et alors que la contestation populaire des gilets jaunes avait au contraire replacé les inégalités économiques et sociales au premier plan.
En conclusion de son livre, Gérard Noiriel conseille lui d’éviter d’entrer dans les polémiques xénophobes pour au contraire donner à voir, rendre visible (par le journalisme, le théâtre, les scénarios, la cuisine, le sport, etc.) la réalité de la France de 2019. Telle qu’elle est. À l’école primaire, à côté de Garance et Cédric, Hichem et Mouloud sont animateurs. Au travail, Khadija nettoie les toilettes le matin, Rachida sert à la cafétéria. Le midi au restaurant, Mohamed est aux cuisines, Nadja et Jennifer servent en salle, aux côtés de Philippe et Stéphanie. Les nounous, d’origine ivoirienne ou maghrébine, vont chercher les jeunes enfants à la crèche et la maternelle. Amel vient de créer son institut de beauté. Leila présente le journal télévisé. Et tant d’autres, artisans, sportifs, architectes, éboueurs, start-upers vivent et font vivre le pays.
Une nation en 2019, dans les pays occidentaux en tout cas, est bien plus définie par les mécanismes financiers de solidarité (Sécu, retraites, transferts entre régions) que par la couleur de peau ou les consonances des prénoms. C’est Zinedine, et pas Charles, qui symbolise aux yeux du monde la victoire de la France à la Coupe du monde de football en 1998. Ce sont Dany, Kad ou Omar les successeurs de Louis de Funès et Bourvil au box-office des films les plus vus dans l’Hexagone. « Aujourd’hui, le déni, c’est de refuser de regarder en face la composante migratoire de nos sociétés », dit François Héran. « Ne pas laisser le débat à l’extrême droite, c’est aussi avoir le courage de prendre les bonnes décisions et de ne pas faire de l’immigré le bouc émissaire », estime Pierre Henry, directeur général de France terre d’asile. « S’il y a une crise aujourd’hui, c’est celle de l’accueil des immigrés », ont martelé les députés La France insoumise (LFI) lors du débat à l’Assemblée du 7 octobre, appelant à « changer les termes du débat » sur l’immigration.
Beaucoup font ce travail, à l’instar du syndicat CGT qui soutient actuellement des grèves de travailleurs sans-papiers dans un restaurant chic du seizième arrondissement, une brasserie pour touristes près du Louvre, des fast-foods KFC ou un entrepôt de logistique de banlieue parisienne. L’objectif est qu’ils soient régularisés, afin d’échapper à l’arbitraire de leurs employeurs en termes d’amplitudes horaires et de jours de congés. De même, de nombreuses communes de province se sont déclarées « villes accueillantes » aux migrants évacués de Calais. Une façon de regarder la France en face.