Est-ce juste une posture électorale, qui s’effacera comme tant d’autres avant elle, une fois le scrutin européen du 26 mai passé ? Ou bien l’amorce d’un tournant dans la politique européenne de la France, conséquence des échecs répétés que connaît Emmanuel Macron avec ses « partenaires » de l’UE depuis bientôt deux ans ? L’avenir le dira, mais les positions que Paris vient de prendre sur le Brexit et sur les relations commerciales avec les États-Unis obligent à envisager la seconde hypothèse.
Absence de position commune franco-allemande avant la réunion (ce qui est rare), franc désaccord Macron-Merkel pendant, et même premières fissures dans le front des Vingt-Sept sur le Brexit… Il est peu dire que le sommet européen du mercredi 10 avril a surpris, et a été abondamment commenté, dans le petit cercle des spécialistes des questions européennes. Avec en soutien la Belgique, l’Espagne, le Luxembourg, Malte et, dans une moindre mesure, l’Autriche et le Danemark, la France a bataillé huit heures pour éviter un long report du Brexit au printemps 2020, proposé par l’Allemagne et par tous les autres pays. Un compromis a finalement été trouvé au 31 octobre, soit la veille de l’entrée en fonction de la prochaine Commission.
Au même moment, la France prévenait qu’elle serait seule à voter contre l’ouverture de nouvelles négociations commerciales UE/États-Unis, ce qu’elle fit effectivement lundi 15 avril (la Belgique s’abstenant). Emmanuel Macron entend ainsi respecter une double volonté : que l’UE ne passe pas d’accords commerciaux « avec les puissances qui ne respectent pas l’Accord de Paris » sur le climat ; et qu’elle refuse de négocier « un pistolet sur la tempe », en l’occurrence les menaces de sanctions de Donald Trump concernant aussi bien les automobiles qu’Airbus, les huiles ou les vins européens.
En matière de commerce, l’Allemagne et ses quarante usines d’assemblage sont hantées par le spectre de taxes douanières américaines sur les voitures made in Germany et cela finit par se voir comme le nez au milieu de la figure que l’obsession exportatrice allemande détermine toute la politique commerciale de l’UE, ce qui provoque une irritation croissante en France, où l’on perçoit que l’intérêt général européen pourrait être différent.
Côté Brexit, deux camps semblent se dessiner. D’un côté, les Pays-Bas en tête, avec les pays du Nord et l’Allemagne, s’accommodent d’un grand marché intérieur et d’une politique commerciale très ouverte. Ils verraient donc d’un bon œil le Royaume-Uni rester le plus longtemps possible dans l’UE, car c’est pour eux « une ancre qui leur permet de freiner des initiatives jugées intempestives », selon l’expression du professeur belge Franklin Dehousse, cité dans L’Opinion. A contrario, la vision française est faite d’autonomie stratégique, d’indépendance à l’égard des États-Unis et de durcissement de la politique commerciale, tout cela pour une Europe plus souveraine et plus protectrice, autant que le Brexit ait lieu le plus vite possible.
Certes, on peut voir dans les deux décisions récentes de la France un simple gage avant le scrutin européen. Sur le Brexit, un cacique de la CDU, Norbert Röttgen, n’a-t-il pas vertement critiqué Macron en jugeant qu’il avait « privilégié sa campagne électorale et ses intérêts à l’unité européenne » ? Et en France même, d’aucuns soulignent le naturel libre-échangiste du président, en témoignent ses positions sur le Ceta (avec le Canada) ou le Mercosur. Tout ça pourrait donc changer après le 26 mai…
Mais une autre lecture est possible. Malgré des discussions à n’en plus finir avec Berlin – et un nombre de voyages sans égal en si peu de temps chez ses partenaires – la politique européenne défendue par Macron est un échec quasi-complet. La directive travail détaché ? Des effets imperceptibles. L’embryon de politique de défense ? Encore très lointaine. La taxe Gafa ? Bloquée par l’Allemagne. Quant à sa priorité des priorités, le budget de la zone euro ? Il est de plus en plus incertain. Les Pays-Bas, faux nez de l’Allemagne quand celle-ci ne veut pas exprimer tout haut ses désaccords, sont déterminés à ne pas participer si les capitales ne disposent pas d’un droit de veto sur les décisions de dépenses. Autrement dit, le sujet n’avance pas et l’accord franco-allemand de Meseberg peut être perçu comme ayant surtout servi à ne pas faire perdre la face à Macron. D’ailleurs depuis, la possible future chancelière Annegret Kramp-Karrenbauer n’a pas mâché ses mots : C’est quasiment « nein » à tout ce que souhaite Paris.
Dans ces conditions, et compte tenu aussi de la forte demande de souveraineté contenue dans la révolte des Gilets jaunes, Macron n’est-il pas contraint à un tournant de sa politique européenne ? Au risque sinon d’apparaître, non seulement impuissant, mais en plus berné.