Élections européennes

Le grand désintérêt

d'Lëtzebuerger Land vom 10.05.2019

Rien n’y fait. Ce n’est pas particulier à la France, mais c’est frappant pour un pays fondateur de l’Union européenne, et qui accueille le Parlement à Strasbourg : les élections des eurodéputés intéressent et mobilisent peu. Très peu. À ce stade, on se dirige vers un nouveau record d’abstention le 26 mai, après le précédent de 2014 (57,6 pour cent). Moins de quatre Français sur dix pourraient aller voter.  

Plusieurs partis ont pourtant pris la mesure de la défiance à l’égard du personnel politique en place, notamment en rajeunissant leurs têtes de liste. Raphaël Glucksmann, pour le PS ? Un essayiste médiatique de 39 ans. Ian Brossat, pour le PC ? L’adjoint au logement à la mairie de Paris a le même âge. François-Xavier Bellamy, pour Les Républicains ? Philosophe et adjoint au maire de Versailles, il a 33 ans. Manon Aubry, pour La France insoumise (LFI) ? Une spécialiste de l’évasion fiscale venue d’Oxfam, âgée de 29 ans. Quant à Jordan Bardella, du Rassemblement national ? Il n’a que 23 ans. 

Mais rien n’y fait : seul un quart des moins de 34 ans a l’intention d’aller voter. Et comme la campagne n’a toujours pas véritablement démarré, comme les conclusions du « grand débat » et la révolte des « gilets jaunes » intéressent davantage, les sondages mesuraient même une abstention globale en hausse début mai, à trois semaines du scrutin : entre 58 et 62 pour cent selon Ipsos, contre 56 à 60 précédemment.

Ce rejet, on en connaît les ressorts : beaucoup d’électeurs pauvres ou modestes pensent que leur vote ne changera rien à leur vie et que les élus ne les représentent plus (ce qui, sociologiquement, est vrai). Trois spécialistes du phénomène, Cécile Braconnier, Jean-Yves Dormagen et Baptiste Coulmont, l’ont résumé ainsi : « le fait d’avoir moins de quarante ans ou plus de 85 ans, d’être peu diplômé, d’appartenir aux catégories populaires et, dans une moindre mesure, de vivre seul ou dans un ménage monoparental rend la participation hautement improbable, et cela, même si l’on est bien inscrit sur les listes électorales ». « Nous ne sommes plus loin du suffrage censitaire », alertait même Jean-Yves Dormagen après les législatives de 2017. Pour la première fois, les députés nationaux ont alors été désignés par moins de la moitié du corps électoral.

Un Parlement « puissant, original et conquérant » : l’Institut Jacques Delors a lui aussi cherché, dans un dossier consacré au scrutin européen, à endiguer l’indifférence. Rien n’y a fait non plus. C’est que dans l’imaginaire populaire, cette Assemblée est au contraire sans pouvoir. En témoigne Alain, « gilet jaune » de Boulogne-sur-mer venu défiler à Lille fin mars : « Les européennes, ça n’a aucune importance. Pour élire des gens qui n’auront aucun pouvoir ? Ça rime à rien, ça sert à rien. Mon horizon à moi, c’est de faire passer le RIC (référendum d’initiative citoyenne). À partir du moment où on fera passer le RIC, il y a beaucoup de choses qui vont changer, qui vont en découler ».

Il est vrai que cette immense désaffection est aussi entretenue par le système politique lui-même. Difficile de s’y retrouver parmi 33 listes, un record et un véritable capharnaüm – dont une menée par le théoricien raciste du « grand remplacement », Renaud Camus. Quant au parti macroniste La République en marche (LREM), supposément le plus europhile, il n’a placé quasiment aucun fin connaisseur des arcanes de Strasbourg et Bruxelles en position éligible. Fini le temps des Jean-Louis Bourlanges, Daniel Cohn-Bendit, Alain Lamassoure ou autres Pervenche Berès.  

Évidemment, pour les passionnés de politique, il y a bien des enjeux au scrutin. Qui de LREM ou du Rassemblement national va arriver en tête ? Le président Macron y joue son image de rempart contre Marine Le Pen. Mais son parti stagne voire recule, plombé par les bourdes à répétition de la tête de liste, l’éphémère ministre des Affaires européennes, Nathalie Loiseau. Pendant ses études, elle avait figuré sur une liste du Gud, mouvement d’étudiants notoirement d’extrême droite. Comme rempart au RN, on fait mieux... L’autre enjeu est l’hégémonie à gauche : encalminée sous les dix pour cent d’intentions de vote, La France insoumise paraît loin de pouvoir réitérer le score de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle (le double), mais au moins espère-t-elle dépasser la liste écologiste, menée par l’eurodéputé sortant Yannick Jadot.

Le désintérêt est si bien ancré que même un europhile passionné, qui a sorti un livre le 9 mai et bénéficié d’une interview de cinq pages dans Libération1, prône en fait pour relancer l’Europe une solution… sans les institutions actuelles. L’économiste Thomas Piketty propose avec d’autres une nouvelle assemblée, de quelques pays seulement, qui voterait un budget et des impôts communs, et surtout pas à l’unanimité. Marginalisé, le Parlement européen.

1 Changer l’Europe, c’est possible, Le Seuil, 96 pages. « L’Europe, on n’y arrivera pas à 28 », entretien du lundi 6 mai.

Emmanuel Defouloy
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