Pour devenir agriculteur et avoir accès à la terre, mieux vaut naître dans une famille qui exerce déjà la profession. C’est moins facile pour ceux qui sont portés par la passion plus que par l’ADN

Fermiers, la loi salique fait foi

d'Lëtzebuerger Land vom 16.08.2024

La terre agricole est-elle un bien accessible à tous ? Théoriquement, c’est l’évidence, mais dans les faits, c’est loin d’être le cas. Les agriculteurs, dans une écrasante majorité, sont tous issus d’une famille qui est dans la profession depuis des décennies, voire des siècles. Parfois, il y a un saut de génération, comme à la ferme Muller-Lemmer (Contern) ou à la Lilienhaf (commune de Rosport-Mompach). Dans ces deux cas, la nouvelle génération n’a pas pris la suite des parents, mais des grands-parents. Pour eux, cela n’a pas changé grand-chose puisqu’ils ont pu profiter des terres et des bâtiments qui étaient dans la famille. Ne restait plus qu’à moderniser le tout. C’est coûteux et pas toujours facile, certes, mais la base était là.

Créer une ferme de toutes pièces, c’est autre chose. Cela arrive dans le vignoble où l’on rencontre de plus en plus de néo-vignerons. Et pas toujours des jeunes. Stéphane Singery (Clos Jangli) a lancé son domaine en tirant profit d’un beau terroir qui n’avait plus trop la cote (à tort), le Scheierberg à Erpeldange-Bous. Les vignes n’étaient pas trop chères, mais il vinifie chez un ami vigneron, car il n’a pas encore les moyens de s’offrir une cave. Les trois vignerons de Rosport, Georges Schiltz (Fru), Luc Roeder (Maison viticole Roeder) et René Krippes (Vins René Krippes) sont dans le même cas : aucun ne dispose de sa propre cave. Les installations sont onéreuses (pressoir, cuves…) et ils ne produisent pas assez de vins pour espérer amortir ces investissements. Eux aussi vinifient chez des collègues vignerons. Ce n’est pas l’idéal, on perd de la flexibilité, mais enfin, c’est mieux que rien tant que l’on confiance dans le vinificateur prestataire qui s’assure ainsi un complément de revenu.

Dans l’agriculture traditionnelle, sans connaître toutes les exploitations du pays, on connaît peu d’exemple d’une nouvelle ferme, née à partir de rien. À Niederpallen, la ferme Sangers-Majerus en est à la deuxième génération seulement et son histoire est intéressante. Le père de Freddy, l’actuel fermier marié à Claudine, était un ouvrier agricole néerlandais venu louer ses bras dans les fermes luxembourgeoises en 1956. Mais il a raté son bus de retour, est finalement resté au Luxembourg où il s’est marié. Il a acheté la ferme actuelle à un couple âgé sans succession et s’est installé. Son fils et sa famille y sont toujours, et la 3e génération qui termine sa scolarité au lycée technique agricole prendra la relève quand l’heure sera venue.

Une autre belle histoire est celle de Daniel Lentz. Ses parents ne travaillent pas dans le secteur agricole, mais il est obnubilé par la nature dès son plus jeune âge. Il part étudier l’environnement à Fribourg, en Allemagne, puis, fort de ses diplômes, il cherche un travail salarié puisqu’il sait très bien qu’il n’aura jamais les moyens financiers pour créer sa propre ferme. Le Sias (syndicat intercommunal pour la protection de la nature du quart sud-est du pays) l’embauche en tant que responsable de la plantation et de l’entretien des vergers dans les 22 communes membres. Son métier l’enchante, mais une rencontre va changer le cours de sa vie. Un jour, Georges Peping, agriculteur à Ersange fait appel à ses services pour planter de nouveaux arbres fruitiers. Au fil de la discussion, Daniel Lentz comprend que M. Peping n’a pas d’enfant et aucune envie de vendre à un promoteur immobilier la propriété dans laquelle il a passé toute sa vie. L’occasion est trop belle : les deux hommes se mettent d’accord. Puisque l’agriculteur n’a pas l’intention de partir tout de suite en retraite, Daniel passe à mi-temps au Sias et s’occupe de la ferme le matin. Pour lui, c’est la transition idéale. Il garde ainsi un salaire rassurant et l’entente avec l’agriculteur est telle qu’ils rénovent la ferme ensemble. Lorsque Georges Peping décidera de se retirer, il cédera sa ferme à Daniel à un prix qu’il pourra payer.

Mais il ne faut pas se leurrer, ces parcours de vie restent des exceptions. Un secteur agricole se prête pourtant à la création d’entreprise ex nihilo : le maraîchage. Son grand avantage est qu’il nécessite moins de surface pour atteindre la rentabilité puisque la productivité des fruits et légumes est très élevée. Un maraîcher n’a pas non plus besoin de grosses machines coûteuses, pas de tracteur, de moissonneuse-batteuse, de remorque à lisier… Pratiquement tout le travail se fait à la main, voire au motoculteur. Pas besoin non plus, donc, de hangar cathédrale pour ranger tout le matériel.

Le coin des Amaps

Ces investissements limités facilitent l’arrivée de néo-agriculteurs, mais ils restent cependant encore peu nombreux. Et comme, en général, l’enveloppe nécessaire pour se lancer dépasse le volume d’un seul portefeuille, le modèle choisi est souvent celui de la coopérative. Les maraîchers sont maîtres à bord, mais les bénéfices de leur activité peuvent être divisés au prorata des parts de leurs actionnaires. Pour manifester leur soutien à la coopérative, ces derniers laissent bien souvent les dividendes aux cultivateurs pour qu’ils investissent dans du matériel qui permettra de faire progresser leur activité.

Ces nouveaux-venus choisissent le modèle de l’Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), Solawi en allemand (Solidarischen Landwirtschaft). L’idée est de s’abonner à l’année pour recevoir un panier de fruits et légumes hebdomadaire du printemps à l’automne. Cette formule a le mérite de sécuriser le revenu de l’agriculteur qui peut avoir une vision plus claire de son chiffre d’affaires. Les adhérents sont des clients motivés par le concept… et le challenge de cuisiner dans la semaine des produits qu’ils ne connaissent pas forcément très bien !

Terra est une pionnière du genre au Luxembourg. Tout est parti de la rencontre de Pit Reichert, Sophie Pixius et Marko Anyfandakis en 2012 au Cell (Centre for ecological learning Luxembourg, le chantre de la transition au Grand-Duché) en 2012. L’association rassemble des personnes qui souhaitent développer la production de produits vraiment bio, davantage pour l’esprit que pour l’étiquette. Marko revenait d’une ferme australienne en permaculture, Sophie avait étudié l’agroécologie et Pit était en apprentissage pour devenir maraîcher.

Ils se mettent rapidement d’accord pour monter une Amap, il reste à trouver où. « Au début, ça n’a pas été facile… se rappelle Pit Reichert. Notre idée était de nous installer dans les environs de la Ville pour être près de nos clients. Avoir un champ dans le nord, c’est forcément moins cher, mais avec ce modèle économique, il est quand même important de s’établir le plus près possible de la clientèle. On nous avait proposé de reprendre une ferme gratuitement à 2 heures de route en Belgique, mais c’était incompatible avec ce que l’on voulait faire »

La première épreuve a été de dégoter le nom des propriétaires des champs potentiellement intéressants. « Ça n’a l’air de rien, mais ce n’est pas simple du tout, même avec les informations du cadastre. Parce que souvent, ce ne sont pas les propriétaires qui gèrent les terrains », relève Pit. Et lorsqu’ils mettent la main sur le décideur, ils déchantent rapidement. « Un fermier nous a clairement dit que si on voulait devenir agriculteur, on n’avait pas le choix, on devait épouser une fille d’agriculteur ! Ce n’est pas qu’il nous proposait la main de sa fille, mais il nous expliquait que c’était comme ça. Pour eux, c’est inimaginable de devenir agriculteur sans avoir hérité de l’ADN familial. Nous nous sommes rendu compte à quel point cette corporation était fermée. Ici, maintenant, ils disent que je suis un Quereinsteiger, que je ne suis pas un vrai agriculteur. Ça m’énerve vraiment. J’ai fait des études pour ça, je continue à me former. Mes parents n’étaient pas fermiers, mais je ne viens pas de nulle part pour autant. J’ai travaillé dur pour en arriver là où je suis. Peut-être même plus que beaucoup d’enfants d’agriculteurs… je suis complètement légitime. »

Finalement, et ils le reconnaissent très volontiers, les trois associés ont profité d’un énorme coup de chance. « Nous avions envoyé un questionnaire à notre réseau pour réaliser une étude de marché, explique Pit. Nous indiquions aussi que nous recherchions un terrain. Ce questionnaire est tombé dans les mains d’une dame qui nous a contacté pour nous dire qu’elle pouvait nous confier un verger d’1,5 hectares au Eicherfeld, pratiquement en pleine ville. C’était inespéré ! » En contrepartie, la propriétaire a demandé à être payée en nature, avec trois paniers par semaine.

À qui les subventions ?

Première Amap du pays, Terra a débroussaillé le terrain. À l’époque, aucune aide de l’État n’était prévue pour encourager ce genre de projet. Depuis 2021, cela a un peu changé. Le ministère de l’Agriculture octroie désormais une prime de démarrage de 12 000 euros pour le développement des microentreprises. Cette aide vise essentiellement ceux qui entrent dans l’agriculture sans apport familial, et destinent leur production à la vente directe ou une commercialisation avec une vente intermédiaire au maximum. Il s’agit d’un pas en avant qu’il faut saluer, mais sera-t-il suffisant pour lancer une culture maraîchère bien discrète au Grand-Duché ? Pas sûr, d’autant que nous importons 98 pour cent des fruits et légumes que nous consommons. Pourtant, la terre se prête à l’exercice et, bien que le boom constaté lors du Covid et l’appétence pour les produits locaux soit retombé avec les crises qui se succèdent, tous les acteurs sentent que la demande est là. Selon les informations données par le ministère de l’Agriculture, la prime a été accordée à sept micro-entreprises (ferme bio de myrtilles, ferme d’aquaponie, ferme floricole, maraîchage, élevage de poules pour commercialisation d’œufs, apiculture et exploitation viticole bio) depuis sa création.

Il faut toutefois mettre en perspective cette prime « micro » avec la prime d’installation de 75 000 euros, destinée aux jeunes agriculteurs pour démarrer sur une exploitation qui fonctionne déjà. Pour la recevoir, il faut être un agriculteur dûment enregistré à la CNS, ce qui suppose d’être installé sur une ferme dont la production standard totale atteint au moins 75 000 euros par an ou 25 000 la première année avec un plan d’entreprise qui promet de toucher le seuil de 75 000 euros dans les cinq ans. Cela revient à se mettre sous une épée de Damoclès avant même de planter ses tomates.

Avec des statuts qui correspondaient à ses besoins de l’époque, Terra ne peut pas prétendre aux subventions allouées par le ministère de l’Agriculture. « C’est dommage parce que nous envisageons de construire un local, mais il faudrait que nous changions nos statuts en fixant de nouvelles règles pour l’actionnariat. Ce que nous ne voulons pas parce que ces statuts, justement, nous ressemblent. Nous avons vécu dix ans sans les aides de l’État et je crois que ça va continuer comme ça. Nous avons déjà parlé avec nos actionnaires et ils ne seraient pas contre augmenter leur participation, ce qui nous permettrait d’avoir les liquidités pour entreprendre la construction. Même la propriétaire du terrain nous a dit qu’elle nous aiderait. »

Pour Pit, Marko, Sophie et toute leur équipe, il est certain que cet élan solidaire aurait plus de valeur symbolique qu’une subvention, même s’ils ne cracheraient évidemment pas dessus. Une Amap est une entreprise avec un supplément d’âme. Peut-on en dire autant des fermes qui achètent des tracteurs neufs surdimensionnés, pas franchement utiles agronomiquement, juste pour payer moins d’impôts ?

Erwan Nonet
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