Après nous être intéressés la semaine passée à la problématique des sols cultivés, arrêtons-nous sur la production agricole la mieux valorisée (et de loin) : la viticulture. Le sol dans lequel pousse la vigne est évidemment primordial pour obtenir un vin de qualité, mais il est aussi et surtout devenu un enjeu commercial. Que l’on comprenne ou non les influences qu’il aura sur le contenu d’une bouteille, la description géologique et pédologique d’un sol est l’un des arguments de vente brandis par les vignerons, puis les cavistes. Surtout ceux qui travaillent sur des aires d’appellations protégées et reconnues, les autres préférant, à contrario, s’appuyer sur la notoriété du cépage.
Le terroir est souvent évoqué comme une sorte d’entité mystique. Une épopée naturaliste dans laquelle se fondent la géologie, la géographie et la climatologie. Il y a de cela dans le terroir, un peu. Mais surtout beaucoup d’humain. L’historien et géographe français Roger Dion, grand connaisseur du monde viticole, disait : « le terroir est un fait social et non géologique ».
N’allons pas croire que les grands vignobles d’aujourd’hui existent parce qu’ils exploitent les meilleurs endroits pour sortir de belles bouteilles. Ils sont là car à un moment donné, plus ou moins lointain, des hommes y ont vu un potentiel et se sont attelés à définir les parcelles pour planter de la vitis vinifera. Et, tout aussi important, ces lieux ont perduré dans le temps parce que des gens, et pas seulement les voisins, avaient envie de les boire. Très rares sont les vignobles qui ne se trouvent pas à proximité d’un port maritime ou fluvial d’où pouvaient transiter les barriques. Jusqu’au 19e siècle, la majorité des échanges se faisaient sur l’eau.
Dans son remarquable ouvrage Mille vignes, penser le vin de demain, la sommelière Pascaline Lepeltier (Meilleure ouvrière de France et meilleure sommelière de France, 3e au dernier Concours du meilleur sommelier du monde) explique : « L’homme est au cœur de l’idée de terroir, il est acteur et objet en tant qu’agent de transformation du milieu naturel et élaborateur de grilles de compréhension et de valorisation de ce milieu et de sa production. »
Voilà où cette introduction voulait en venir. Si l’Homme est au cœur de la notion de terroir, lui veut-il toujours du bien ? Voyons la situation au Luxembourg. On y plante la vigne depuis plus de 1600 ans. Les viticulteurs modèlent donc depuis bien longtemps les rives de la Moselle pour faciliter ce travail pénible.
Un terroir remembré
Mais depuis le milieu du vingtième siècle, les aménagements réalisés dans les coteaux ont parfois été d’une grande brutalité. Le remembrement entre Wormeldange et Machtum des années 1970, par exemple, a arasé les pentes, faisant fi des différents niveaux de sols (horizons) au point de faire parfois affleurer en surface le sous-sol minéral. De la terre a même été ramenée de travaux routiers pour combler les creux. La notion d’un terroir naturaliste en a pris un coup. Ce qui n’empêche pas de très bons vins de sortir de ces vignes divisées en une dizaine de lieux-dits (Ahn Vogelsang, Ahn Göllebour, Wormeldange Elterberg, Wormeldange Wäibour…). Les domaines Schmit-Fohl, Berna, Clos Mon Vieux Moulin, Mme Aly Duhr, Jeff Konsbruck ou Schlink le démontrent chaque année.
Peut-on autant parler ici de vins de terroir ? Cette multiplicité d’indications géographiques inscrites sur les étiquettes des vins luxembourgeois, que seuls les vignerons et de rares experts connaissent, a-t-elle du sens ? Il faudrait d’abord se mettre d’accord sur les définitions. Pour Niels Toase (meilleur sommelier du Luxembourg 2014, professeur à l’École d’hôtellerie et de tourisme du Luxembourg à Diekirch, président de l’Union de la sommellerie luxembourgeoise), « un grand terroir produit toujours un vin aux caractéristiques marquées, une ligne claire que l’on reconnait. » Et un petit terroir ? « Avec un bon travail technique, de faibles rendements, on peut y élaborer de très bons vins, mais ils n’auront jamais la profondeur ou l’énergie d’un grand terroir. » Pour cet expert, « il existe clairement un potentiel à grands terroirs au Luxembourg, la Koeppchen (Wormeldange), le Palmberg (Ahn), le Felsberg (Wintrange) ou le Groärd (Grevenmacher) peuvent y prétendre par exemple. » Dans sa liste, on trouve beaucoup de parcelles qui n’ont pas été remembrées au cours des dernières décennies. Ce n’est pas un hasard.
« Remembrer est avant tout un choix économique, souligne Jean Cao, œnologue-conseil auprès des vignerons indépendants. Cela permet d’utiliser des machines, c’est une décision très compréhensible. Mais aujourd’hui, alors que l’on a pris le virage d’une production de qualité, on ne ferait sans doute plus comme ça. »
Car remembrer n’est pas anodin. Pour réunir les petites parcelles et créer de grands ensembles, les strates du sol ont été déplacées. Des liaisons fondamentales ont été brisées entre l’horizon 0 (la surface, qui contient la matière organique) et les horizons A (terre arable organo-minérale, riche, mais fragile), voire B (sous-sol minéral, riche en argile et minéraux, mais pauvre en matière organique). Lorsque l’on sait que les racines peuvent plonger jusqu’à une dizaine de mètres si le sol le permet, on se rend compte de l’impact d’un tel bouleversement.
Pour autant, un sol détruit n’est pas forcément perdu. Avec un travail méticuleux, il est souvent possible de lui redonner une structure. C’est la tâche à laquelle s’attelle Jean Cao. « Depuis trois ans, avec les vignerons indépendants, nous dressons un état des lieux sur de nombreuses parcelles. Mais cela requiert d’avoir des données solides. Malheureusement, elles ne sont pas très abondantes. Beaucoup sont extrapolées. » Obtenir ces informations se fait au prix d’un long travail de terrain, notamment à l’aide de fosses pédologiques creusées dans les vignes qui permettent l’observation de la stratigraphie et le prélèvement d’échantillons qui seront analysés en laboratoire. « Tout cela prend du temps, mais grâce à ces données, on sait quoi faire et on peut aller un plus vite. »
Les taux de matière organique libre (des particules de 50 à 2 000 micromètres de diamètre qui participent à la fertilité du sol) et de matière organique liée (argiles et limons dont la taille est inférieure à 50 micromètres, aux fonctions structurantes) influeront grandement, par exemple, sur la capacité du sol à se revitaliser. En avoir une lecture claire permet de définir très précisément ce que le vigneron devra lui apporter pour, année après année, fabriquer du sol.
Ce travail d’analyse est utile pour remettre à niveau des sols abîmés, mais il serait aussi précieux pour mieux appréhender ceux qui sont en pleine santé. « Nous avons beaucoup de lieux-dits historiques dont les vins possèdent un style particulier et se goûtent différemment, mais on manque d’informations pour comprendre pourquoi, reconnait Jean Cao. Je pousse les vignerons pour qu’on les examine également. »
Antoine Clasen, directeur général des Caves Bernard-Massard, est sans doute celui qui, aujourd’hui, va le plus loin dans cette démarche. Il a lancé dans les vignes du Clos des Rochers, propriété de sa famille, un grand programme qui lui permet d’établir une carte d’identité des sols pour chacune de ses parcelles. Son objectif, à terme, est de déceler les meilleurs endroits pour planter un pinot noir capable de rivaliser avec les bourguignons. Son plan à longue-vue est audacieux et il se donne les moyens de ses ambitions avec des analyses pédologiques ou des études sur la conductivité électrique des sols (qui détermine sa capacité de rétention de l’eau).
Le conseiller des vignerons indépendants travaille avec la même idée en tête. Pas uniquement pour la beauté du geste, mais parce que le concept de terroir peut être valorisé économiquement. Démontrer un grand terroir, c’est aussi accroître les chances de se faire repérer par les critiques qui comptent et, in fine, augmenter le prix de la bouteille. « Le haut de gamme se joue bien sûr sur la qualité du vin, mais aussi beaucoup sur la communication. Il est nécessaire de construire une histoire originale or, contrairement aux cépages ou aux techniques employées, le terroir n’est pas transposable. C’est donc sur lui qu’il faut capitaliser pour vanter le caractère unique d’un vin », reconnait Jean Cao.
L’AOP n’aide pas
Cette étape pourrait encore être facilitée par une réforme de l’Appellation d’origine protégée (AOP). Sa création en 2015 avait permis de remplacer une Marque nationale qui ne répondait plus aux critères exigés par l’Union européenne. Elle se voulait être une petite révolution, mais avec le recul, elle tient davantage du pétard mouillé. Certes, elle définit plus précisément les modalités imposées aux vignerons qui apposent son logo sur la bouteille, mais elle n’aide en rien les consommateurs à mesurer la qualité des vins.
L’AOP a été le fruit de longues négociations souvent frustrantes pour ceux qui les ont portées. L’ancien directeur de l’Institut viti-vinicole (IVV) Roby Ley et l’ex-contrôleur des vins Aender Mehlen, aujourd’hui directeur des Domaines Vinsmoselle ne se cachent pas pour le dire. L’impression qui domine est celle d’un accord tiède qui satisfait plus ou moins la majorité de la profession par sa capacité à ne trancher sur rien. Le soi-disant classement pyramidal (lieu-dit, coteau, côte) n’est pas compris par les consommateurs et, de toute façon, il n’établit pas de hiérarchie objective.
Sa principale faille est justement de ne pas s’intéresser à la géographie. On peut ainsi produire un vin de lieu-dit (supposer être le plus haut niveau) à n’importe quel endroit, si tant est que l’on respecte quelques règles assez simples (rendement de moins de 75 hectolitres par hectare, vendanges manuelles uniquement dans la délimitation du lieu-dit…) et que l’on passe la dégustation à l’IVV qui n’exclut que les vins défectueux.
Or, on l’a vu, tous les terroirs ne se valent pas. Ce n’est biologiquement pas possible. Les vignobles situés sur les coteaux ayant connu les remembrements les plus incisifs ne peuvent pas produire rapidement des vins aussi denses que ceux des vieilles vignes de la Koeppchen (Wormeldange), du Wousselt (Ehnen), du Felsberg (Wintrange) ou du Palmberg (Ahn).
Cartographier la Moselle sera d’ailleurs une tâche très difficile. Cela obligerait les vignerons, seuls responsables du contenu de l’AOP, à faire des choix et donc des mécontents. Et cela demanderait un travail de fond. « Nous n’avons pas les chiffres exacts sur le pourcentage des vignes remembrées, reconnait Serge Fischer, directeur de l’IVV. Notre estimation tourne autour de 1100 hectares remembrés sur les 1250 de la Moselle. » Une écrasante majorité. Il cite quelques exemples supplémentaires d’anciennes vignes à Bous (Erpeldange), Gostingen, Canach, Remerschen Jongeberg ou à Rosport (Hoelt).
Peut-être que l’évolution de la consommation de vin pourra déclencher un tel mouvement. Au Luxembourg comme dans toute l’Europe, on boit de moins en moins et les vignerons ne pourront pas s’en sortir économiquement avec des vins d’entrée de gamme. « D’autres pays le font très bien et avec les coûts luxembourgeois, nous ne pourrons jamais les concurrencer », fait remarquer Niels Toase.
La seule solution est de produire des vins toujours plus qualitatifs. La grande chance de la Moselle est d’être installée sur une aire géographique qui permet de voir arriver le réchauffement climatique avec sérénité. Les caractéristiques climatiques actuelles se calquent sur celles du 45° parallèle d’il y a 50 ans, celui de Bordeaux, de la Toscane ou de l’Oregon, la latitude idéale des grands vins. Mais ce sera aux vignerons, et à eux seuls, de choisir les cartes qu’ils voudront jouer.