Il n’y a pas qu’au bord de la Moselle qu’on produit du vin au Luxembourg. Une amie nous avait parlé du vignoble de la vallée de l’Our dont nous ignorions tout. Voilà qui est excitant : il existe au Luxembourg des vignes plantées sur le même schiste que celui de la Moselle allemande, la région où l’on produit les meilleurs rieslings du monde et accessoirement les vins blancs les plus onéreux de la planète (ceux d’Egon Muller peuvent frôler les 30 000 euros la bouteille). Avec le vin, la curiosité peut mener loin et c’est ainsi qu’en nous intéressant à ces quelques arpents, nous nous sommes retrouvés à parler de viticulture millénaire, de géologie, d’évolution du climat, d’économie de marché…
En cultivant depuis 2018 ses quelque vingt ares près de Vianden, l’agriculteur devenu viticulteur, Marc Roeder est le descendant d’une histoire qui le dépasse de loin. Car si, aujourd’hui au Grand-Duché, la vigne est une affaire mosellane, il n’en a pas toujours été ainsi. Arrivée en accompagnant une armée romaine qu’il fallait abreuver, la viticulture est vraisemblablement née sur les bords de la rivière. Peut-être que la domestication de cette plante est antérieure, mais aucune preuve archéologique ne l’a démontré jusqu’ici. Petit à petit, la vigne s’est ensuite répandue sur une bonne partie du territoire luxembourgeois actuel.
Au huitième siècle, en plus de la Moselle, des sources la signalent à Echternach et à Vianden. Deux siècles plus tard, de nouveaux écrits attestent sa présence à Diekirch et Clervaux. Profitant du petit optimum médiéval (une période de réchauffement climatique), les décennies qui suivent l’an mil sont propices à la culture du raisin. Et même lors du petit âge glaciaire (à partir du treizième siècle), elle semble se maintenir, car au 18e siècle, elle pousse toujours dans le pays. La toponymie de nombreux lieux-dits atteste de ce passé viticole. On retrouve des « Wangert » ou des « In der Wangerten » à Vianden, Wiltz, Diekirch, Ettelbruck, Mersch, Luxembourg, Junglinster, Steinsel, Betzdorf, Bourscheid, Differdange, Dudelange… une liste non exhaustive.
Ce n’est que dans les premières années du vingtième siècle que l’ampleur de la viticulture luxembourgeoise se rabougrit. On doit ce phénomène à deux calamités venues accidentellement des Amériques : le mildiou en 1886, puis le phylloxera observé pour la première fois le 27 juillet 1907. Alors que les parcelles touchées doivent être arrachées, on ne replante que celles qui revêtent un véritable intérêt économique pour le propriétaire. En 1908, on recense encore 18,7 hectares de vignes à Vianden, 73,22 hectares à Flaxweiler et 21 exploitations viticoles dans le canton d’Esch-sur-Alzette. Tout cela va vite disparaître.
La plantation réglementée dès 1936
Cette époque voit aussi le début de la globalisation. Entre 1880 et 1918, le Luxembourg est lié à l’Allemagne par une union douanière (le Zollverein) qui ne promeut pas une viticulture de qualité. Les raisins traversent la Moselle pour être transformés en Sekt. Plus ils sont acides, mieux c’est. Devant ce débouché facile, la surface viticole explose et passe de 980 hectares en 1880 à 1 615 en 1920. Le Traité de Paris rebat les cartes en 1918. Puisqu’il est impossible de commercer avec l’Allemagne, les Luxembourgeois visent le marché belge avec une production plus qualitative. La surface plantée se réduit à 1 200 hectares autour de la Moselle. Pour éviter une crise de surproduction, l’État règle le droit de planter la vigne par un arrêté le 15 avril 1936. Les nouvelles plantations sont interdites, sauf si la Commission de surveillance de la Station viticole de Remich juge que la parcelle est propice à cette culture. Ce système sévère protège la profession de la surproduction jusqu’en 1969.
C’est alors que la Communauté économique européenne décide de libéraliser le droit de plantation. Plus besoin d’autorisation, une simple déclaration à la station viticole suffit. Très rapidement, la surface viticole augmente au Luxembourg (de 1 204 hectares en 1970 à 1 277 en 1976), comme ailleurs. Ce qui devait arriver arriva, une grosse crise de surproduction survient, démontrant ainsi que le modèle luxembourgeois n’était pas si mauvais. Un règlement grand-ducal rétablit la Commission d’enquête sur les plantations nouvelles le 23 décembre 1975 et l’Europe révise sa copie en interdisant les nouvelles plantations dès 1976.
L’idée de fixer un périmètre viticole pour délimiter géographiquement l’aire de culture de la vigne est en train de naître. Jean Hamilius, ministre de l’Agriculture, lance la procédure en 1977. L’ensemble du vignoble est cartographié, les parcelles relevées sur le cadastre et on réfléchit à une extension maximum du périmètre. La limite de ce périmètre est acquise en 1987, mais ne sera officialisée que le 9 avril 2009 (!) avec la promulgation d’un arrêté grand-ducal.
Dès lors, la commercialisation des vins produits à l’extérieur des limites est interdite. Si des bouteilles sont produites, elles ne peuvent être vendues. Dans ce cadre le vin du Syndicat d’initiative de Manternach est élaboré à partir d’un vignoble planté en 2004 (pinot gris et auxerrois) sous les conseils du vigneron Aby Duhr (Château Pauqué, à Grevenmacher). Cette parcelle déboisée spécialement pour permettre la renaissance d’une tradition viticole abandonnée en 1957 (jusqu’à 18,5 hectares étaient alors plantés sous les falaises) livre un vin servi localement lors d’occasions spéciales.
Il en va de même pour le vin tiré des vignes du Klouschtergaart, sous les rochers du Bock à Luxembourg. Ces anciennes terrasses avaient été remises en état en 2004 dans le cadre d’un partenariat avec le Landesgartenschau de Trèves. L’elbling, le rivaner et les pinots sont vinifiés par les caves Ries (à Niederdonven) et les bouteilles sont ouvertes lors de réceptions ou offertes aux invités lors de visites officielles.
Du vin à Vianden
La législation change à nouveau le 1er janvier. Il est de nouveau possible de planter des vignes partout, mais seules celles incluses dans le périmètre ont le droit à l’Appellation d’origine contrôlée (AOC) Moselle Luxembourgeoise. André Mehlen, contrôleur des vins de l’Institut viti-vinicole de Remich, précise : « Ces crus doivent respecter les règles d’un vin sans indication géographique. Ils n’ont pas le droit d’indiquer de notions telles que Grand Cru, Premier Grand Cru ou Élevé en barriques, pas plus que d’indiquer une unité géographique (comme un village ou un lieu-dit), ni même la mention d’un cépage comme riesling, pinot noir, pinot gris, chardonnay… L’étiquette peut porter un nom fantaisie et le millésime, par exemple. De plus, si ces vins sont chaptalisés, ils ne peuvent titrer plus de 11,5° d’alcool pour les blancs et 12° pour les rouges. »
Certaines vignes éloignées de la Moselle sont toutefois incluses dans le périmètre viticole. Celles de Canach (les premières bios du Grand-Duché, propriété de la Fondation Hëllef fir d’Natur) ou celles de Rosport, sur la rive sud d’un méandre de la Sûre, peuvent produire des vins sous AOC Moselle Luxembourgeoise. Georges Schiltz (Fru), Luc Roeder et René Krippes ne s’en privent pas. Ces parcelles font même partie de l’histoire de la viticulture nationale. Luc Roeder bichonne des elblings préphylloxériques qui sont peut-être les plus vieux ceps du pays.
Mais revenons à Marc Roeder (aucun lien avec Luc), le point de départ de cet article. Le jeune agriculteur de Tandel (à côté de Clervaux) s’est lancé le défi de faire revivre ici la viticulture. On a vu qu’elle y a longtemps existé. « J’ai demandé conseil à Serge Fischer (NDLR : Chef du service Viticulture de l’Institut viti-vinicole) et il est venu ici pour déterminer les meilleurs endroits et les meilleurs cépages. » En 2018, il a planté dix ares de solaris (une variété interspécifique résistante aux maladies, un Piwi) près de sa ferme, à Tandel, dans un sol rouge marqué par le grès argileux (Bundsandstein). Il a également mis en culture dix ares d’une variété de riesling qui devrait se plaire sur l’ardoise du Fouhrenerknapp, une colline aux pentes exposées sud/sud-est. « Nous sommes à la limite entre l’Oesling et le Guttland. Il n’y a que dix ou douze centimètres de terre, en dessous, c’est le schiste », précise le néo-vigneron.
Partisan d’interventions minimales dans les vignes, Marc Roeder n’a pas encore pu réellement goûter aux plaisirs d’une bonne récolte. Lors de ses premières vendanges, en 2020, la grêle et les maladies lui ont coûté presque toute sa récolte. L’année dernière, le solaris a donné de beaux fruits qu’il a transformé en Fiederwäissen partagé avec ses amis. Et cette année, en plus du vin nouveau, il a enfin pu mettre son fameux riesling en cuve. « Je suis curieux de voir ce que cela va donner… Normalement, le terroir devrait offrir une aromatique très différente des autres rieslings luxembourgeois. »
Marc Roeder avance avec la volonté de bien faire, mais sans pression superflue. « Je fais des expériences, certaines ratent et d’autres fonctionnent, sourit-il. Je suis aidé par des amis vignerons qui m’apprennent les bons gestes, mais je fais encore parfois des erreurs. C’est comme ça que j’apprends ! » Empirisme, mais pas dilettantisme, car Marc Roeder croit en son projet. L’année dernière, il a planté du muscaris et il compte bientôt mettre en terre du sauvignon gris (deux autres Piwis). Il souhaite parvenir à une superficie d’un hectare et commercialiser bientôt ses vins, qui seront donc classés en vin de table. « Avec un autre vigneron de Vianden, Nico Weyrich, qui a cent pieds de cabernet blanc (NDLR : encore un Piwi), on se dit parfois en rigolant qu’il faudrait que l’on crée une AOC Vianden ! »
Et dans le fond, pourquoi pas ? « Actuellement, la base légale pour créer une nouvelle appellation existe, confirme Serge Fischer. Si les producteurs de Vianden arrivent à démontrer que leurs vins possèdent une typicité organoleptique liée à leur terroir, nous pourrions procéder à la délimitation de cette aire. » Nous sommes peut-être au début de quelque chose…