Dans plusieurs pays d’Europe de l’ouest on assiste à une diminution rapide du nombre de distributeurs automatiques de billets (DAB). Une évolution cohérente avec la volonté des autorités politiques et financières de réduire les paiements en espèces, mais en contradiction avec le poids encore élevé du cash dans les transactions quotidiennes. Sans parler du risque de pénaliser les franges de la population les plus vulnérables, toujours attachées à l’argent liquide. Mais des solutions alternatives apparaissent.
La diminution du nombre de DAB est directement liée au développement de nouveaux modes de paiement (par carte, virement ou application mobile) qui se substituent progressivement aux espèces, surtout depuis la crise sanitaire.
En France plus de 2 100 DAB ont disparu pendant la seule année 2023, soit 4,6 pour cent du parc. Depuis 2018 la baisse cumulée est de 18 pour cent. En Belgique le rythme est deux fois plus élevé avec plus de dix pour cent des points de retrait d’argent supprimés en 2023. La seule banque ING a réduit son réseau de moitié.
Dans ces deux pays la réduction de voilure est en quelque sorte « ordonnée » grâce à des accords entre des acteurs importants. En France depuis fin 2023 les groupes BNPP, SG et Crédit Mutuel-CIC ont réorganisé leurs DAB qui se faisaient concurrence. Si dans une petite ville ou un quartier chaque banque avait son DAB, il n’en restera plus qu’un. Ce regroupement conduira à la suppression de 3 000 automates d’ici à 2026. Même situation en Belgique avec un maillage de distributeurs de billets en pleine évolution, le consortium Batopin installant des points Bancontact communs aux quatre grandes banques du pays (ING, KBC, BNP Paribas Fortis et Belfius).
En Allemagne la chute a été de quatorze pour cent entre 2016 et 2023. C’est plutôt moins qu’ailleurs, à cause du poids des petites banques locales, moins enclines à la suppression d’automates de proximité.
Hors de la zone euro c’est le Royaume-Uni qui détient le record avec près de 4 500 automates fermés rien qu’entre juin 2022 et juin 2023, soit huit pour cent du parc, un changement de stratégie aussi brutal que l’avait été le développement du parc d’appareils dans les années 2000 et 2010.
Une évolution qui contraste avec l’attachement des populations au paiement en liquide. Rares sont les pays qui, comme la Suède, sont parvenus à quasiment éradiquer le cash. Dans le reste de l’Europe, il représente encore une proportion élevée du nombre de transactions.
Selon une étude de la BCE, en 2022 les espèces ont été le moyen de paiement encore le plus utilisé dans les points de vente de la zone euro, représentant 59 pour cent du nombre de transactions et 42 pour cent de leur valeur.
Les automates fournissent les trois-quarts des espèces nécessaires, mais visiblement cette masse de retraits n’est plus suffisante pour les rentabiliser.
Selon des estimations courantes, il faudrait au moins 3 000 opérations par mois pour amortir les importantes dépenses occasionnées par les DAB : lourd investissement de départ (25 000 à 35 000 euros) auxquels s’ajoutent des coûts de plus en plus élevés d’approvisionnement, de maintenance et aussi d’assurance, en raison des vols et des dégradations subis par les machines.
On imagine qu’en dehors des grands centres urbains, de nombreux DAB n’atteignent pas ce « point-mort », et y arriveront d’autant moins que l’utilisation des espèces baisse très rapidement (en 2016, le cash pesait encore trois-quart des transactions et plus d ela moitiè de leur valeur).
Mais il faut aussi considérer qu’une quantité importante de DAB parfaitement rentables sont supprimés, ou peuvent l’être, et ce pour une raison bien simple. La majorité d’entre eux sont des « accessoires » des agences bancaires, situés en façade ou dans un sas intérieur.
Or à cause d’une fréquentation insuffisante de leurs guichets, qui grève leur rentabilité, les agences sont de moins en moins nombreuses, ce qui provoque par la même occasion la baisse du nombre de DAB associés aux points de vente.
En Europe du nord, plusieurs pays sont devenus de vrais déserts bancaires : douze agences pour 100 000 habitants au Royaume-Uni et en Suède, huit aux Pays-Bas et cinq en Estonie. Le record est tenu par la Lettonie avec à peine trois agences pour 100 000 habitants. En revanche plusieurs pays du sud de l’Europe (Espagne, Portugal, Italie) et l’Autriche connaissent toujours une densité comprise entre 34 et 37 agences pour 100 000 habitants. En Allemagne, curieusement, elle atteint le chiffre de 25 agences, soit la moitié de celui de la France (cinquante agences, deuxième densité européenne derrière la Bulgarie) malgré deux fois plus d’établissements de crédit.
Dans tous les pays affectés par le phénomène, les représentants des banques assurent que leurs politiques de réduction des réseaux d’agences et/ou de DAB ne portent pas atteinte à l’accès au cash.
Ainsi selon la Banque de France, à fin 2023 la part de la population située à moins de 10 minutes en voiture d’un DAB bancaire était de 95 pour cent, 80 pour cent se trouvant à moins de cinq minutes (à condition de pouvoir disposer d’un véhicule).
Les professionnels poussent aussi à l’adoption des solutions alternatives aux DAB bancaires, dont la plus courante est le « cash back », qui se présente lui-même sous plusieurs formes.
L’une d’elles consiste pour les banques à installer des DAB classiques de petite taille dans des commerces ou des galeries marchandes. Mais elle reste lourde à gérer. Plus répandue est la possibilité de retirer des espèces aux caisses de certains magasins, sans forcément en être client. Ces « points d’accès privatif » se sont multipliés en Europe. La France en compte 27 500, ce qui aurait permis de compenser, et même au-delà, la baisse du nombre de DAB bancaires. En Allemagne, 41 pour cent des détenteurs de cartes bancaires ont utilisé la formule en 2023, huit points de plus qu’en 2021. Les inconvénients du système sont néanmoins évidents : en dehors de la dépendance des horaires d’ouverture des commerces, l’accès au cash est actuellement limité en montant et réservé aux personnes détenant une carte délivrée par un des partenaires bancaires de l’enseigne ! Mais ces obstacles pourraient bientôt être levés.
Autre possibilité qui se développe : considérant la délivrance d’espèces comme un service public, certaines communes ont investi dans l’implantation d’un « DAB municipal » en marque blanche (dit aussi DAB indépendant) grâce à l’appui logistique de convoyeurs de fonds comme Loomis ou Brink’s. En France près de 700 DAB ont été ainsi installés en 2023, un cinquième de plus que l’année précédente.
L’enquête de la BCE en 2022 montrait qu’une écrasante majorité des consommateurs (90 pour cent) était satisfaite de l’accès aux espèces, preuve du succès des solutions de remplacement.
Malgré cela, début juillet 2024 un membre du directoire de la Bundesbank reconnaissait que dans son pays « l’accès aux DAB et aux guichets bancaires s’est sensiblement détérioré ». Un sondage réalisé en 2023 révélait que quinze pour cent des clients des banques (contre six pour cent en 2021) trouvaient difficile l’accès à un DAB ou à une agence (le nombre de ces dernières a chuté de quarante pour cent en sept ans). Les chiffres étaient deux fois plus élevés pour les clients des quatre grandes banques commerciales : 31 pour cent de mécontents en 2023, contre onze pour cent en 2021.
Ailleurs en Europe c’est l’aspect social de la fermeture des DAB qui a focalisé l’attention.
En France, où plus de la moitié des communes n’ont ni DAB bancaire ni aucun autre point d’accès aux espèces, et où les automates existants en zone rurale sont souvent en panne faute d’entretien, « un défaut d’accès peut pénaliser les victimes de la fracture numérique pour qui l’adoption des moyens de paiement dématérialisés peut être complexe » (Les Echos du 26 juillet). La fermeture d’un DAB dans un village fait aussi craindre la disparition des derniers petits commerces.
Au Royaume-Uni, parmi les personnes gagnant moins de 15 000 GBP par an (environ 17 800 euros) une sur sept prétend ne pas pouvoir se passer de cash, les paiements en espèces permettant notamment aux ménages modestes de mieux contrôler leurs dépenses. Trois millions de foyers seraient affectés par le risque de vivre dans une sorte de « désert bancaire », alors que le pays a longtemps revendiqué la plus forte densité d’agences et d’automates en Europe.
L’autorité financière de tutelle britannique la FCA (Financial Conduct Authority) a fini par prendre le taureau par les cornes, en instaurant un cadre réglementaire contraignant destiné à freiner les fermetures d’agences, et par voie de conséquence des DAB qui s’y trouvent.
Les quatorze banques les plus importantes du pays devront, avant tout baisser de rideau, s’assurer qu’un accès de proximité à l’argent liquide reste possible pour les clients de l’agence concernée. À défaut, elle devra être maintenue. Si la banque passe outre, des amendes dissuasives sont prévues.
En Belgique ce sont les politiques qui se sont saisis de la question. Inspirés par l’exemple britannique, ils ont prévu de modifier la loi bancaire belge afin, notamment, d’y intégrer l’obligation pour les banques de déployer un réseau de distributeurs de billets garantissant un accès au cash à toute la population. Cette obligation deviendrait une condition d’exercice de l’activité et si les établissements de crédit ne la respectent pas, des sanctions pourraient leur être infligées.
En septembre 2023, la BCE, pourtant connue pour soutenir la réduction de l’usage des espèces dans les transactions, a émis, en réponse à une consultation de la Banque Nationale de Belgique sur la question, un avis dans lequel elle « se félicite des objectifs de la proposition de loi visant à garantir l’accès physique aux services bancaires et financiers non numériques élémentaires, et en particulier ceux visant à garantir un accès suffisant et effectif aux espèces dans l’ensemble du pays ».
L’avis de la BCE dépasse le cadre de la Belgique, et constitue un véritable plaidoyer en faveur des paiements en espèces, qui « facilitent l’inclusion sociale des plus vulnérables, par exemple les personnes âgées et celles ayant des revenus modestes » mais aussi l’inclusion « de l’ensemble de la population dans l’économie, ce qui garantit une liberté de choix du mode de paiement pour tous les citoyens ». La BCE considère que le cash est actuellement « le seul moyen de paiement permettant aux citoyens de régler une opération en monnaie de banque centrale qui soit, de plus, réglée immédiatement et qui, surtout, garantisse la protection de la vie privée ».
Il est difficile d’estimer le « potentiel de baisse » du nombre de DAB bancaires, car il est très variable selon les pays d’Europe. Les plus équipés (Espagne, Allemagne) connaîtront probablement une diminution plus accentuée que l’Italie ou la France. Mais dans tous les cas elle sera – au moins en partie – compensée par l’augmentation régulière des « relais commerçants » pour garantir l’accès au cash souhaité par la BCE.
Le paradis du cash
L’Allemagne est historiquement un des pays d’Europe de l’ouest – avec la Suisse -où l’utilisation de l’argent liquide était la plus répandue. Il sert encore à régler 51 pour cent des transactions. Une enquête de 2023 révélait que plus des deux tiers (69 pour cent) des répondants déclaraient que la possibilité de continuer à utiliser des espèces était importante pour eux.
Car le liquide ne sert pas seulement à payer mais aussi à constituer une « réserve de sécurité ». Fin 2019, juste avant la pandémie, on estimait que sur les quelque 305 milliards d’euros d’argent liquide comptabilisés en Allemagne, environ 245 milliards – soit 80,3 pour cent - pouvaient être attribués à des stocks détenus à des fins de conservation de la valeur. De ce fait la valeur des billets en circulation représente près de 22 pour cent du PIB, contre 7 pour cent en France et moins de 2 pour cent aux Pays-Bas.
Actuellement l’Allemagne fait toujours partie des pays de l’U.E (avec par exemple l’Autriche, le Luxembourg et les Pays-Bas) qui n’imposent aucun plafond au paiement en espèces. Mais la situation va changer car la limitation à 10.000 euros des paiements en liquide au sein de l’U.E. a été approuvée par le Parlement européen le 24 avril dernier. Une mesure très mal reçue en Allemagne.