Bien qu’elle ait grandement contribué à plonger la civilisation humaine dans une situation catastrophique au cours des quatre dernières décennies, la doxa néolibérale continue d’en orienter les destinées. Mais, curieusement, elle le fait sans s’afficher : Il n’y a plus grand-monde pour s’en réclamer. Habilement escamotée des discours conservateurs, elle reste néanmoins le compas muet de ceux qui nient l’urgence d’un changement radical d’orientation et utilisent toutes les ressources à leur disposition pour hâter la course vers l’annihilation qu’entretient la civilisation thermo-industrielle. Dans leur livre The Invisible Doctrine paru en mai dernier, George Monbiot, journaliste et activiste, et Peter Hutchison, connu pour ses films documentaires militants, démontent en détail les mécanismes qui ont rendu possible ce formidable tour de passe-passe.
« Imaginez que les habitants de l’Union soviétique n’aient jamais entendu parler de communisme. C’est plus ou moins là où nous nous trouvons aujourd’hui », énoncent-ils dès le premier chapitre, intitulé « La doctrine anonyme ». La liste des méfaits attribuables à cette idéologie est longue comme le bras, tout comme l’est celle des sombres héros qui la défendent sans jamais en parler : inégalités croissantes, pauvreté infantile rampante, épidémies des maladies du désespoir, délocalisation et évasion fiscale, dégradation progressive de services de santé, d’éducation et autre prestations publiques, effondrement des infrastructures, érosion démocratique, crise financière de 2008, montée des démagogues contemporains (Orbán, Modi, Trump, Johnson, Bolsonaro…), crises écologiques et désastres environnementaux. Dès lors que l’idéologie qui sous-tend ce catalogue des horreurs n’est pas nommée, qu’elle est perçue comme une sorte de loi de la nature aussi indiscutable que la gravité, il est tentant pour ceux qui sont la victime de ces désastres de chercher à les affronter séparément. Tant que la cause commune des malheurs qui frappent l’humanité n’est pas identifiée, celle-ci est condamnée à se débattre de manière désordonnée pour les affronter.
Certes, le néo-libéralisme est lui-même un prolongement du capitalisme, sur lequel, après des décennies de keynésianisme, il a agi comme un turbocompresseur. Alors que l’on retrace généralement la genèse du capitalisme à la révolution industrielle de l’Angleterre du XVIIIe siècle, Monbiot et Hutchison remontent plus loin et avancent l’île de Madère comme un archétype plus pertinent de ce mode de production. Lorsque les Portugais l’ont découverte, en 1420, elle est déserte et couverte de forêts (ce qui lui vaut son nom). Après avoir reproduit sur l’île les cultures et élevages de leur terre d’origine, les colons se mettent à la culture de la canne à sucre vers la fin du XVe siècle, important de la main d’œuvre esclave des Canaries et employant de l’argent avancé par les banquiers de Gênes et de Flandres.
Avec un tel succès que la minuscule île allait rapidement devenir le centre mondial de la production de sucre de canne, grâce à une productivité exceptionnelle. Un succès éphémère, cependant : Dès 1520, avec l’épuisement des forêts pillées pour faire bouillir les chaudrons et alors que les chemins parcourus par les esclaves pour rassembler du bois étaient devenus excessivement longs, les Portugais abandonnent cette culture pour se tourner d’abord vers l’île de São Tomé, puis vers le Brésil. À Madère, c’est la première fois que les éléments constitutifs de l’économie (terre, travail et argent), jusque-là employés strictement à l’intérieur des systèmes territoriaux dont ils émanent, sont détachés de leur signification sociale, importés séparément à des fins de production massive. Pour Monbiot et Hutchison, qui s’appuient sur les travaux du géographe Jason Moore, Madère inaugure ainsi le triptyque constitutif du capitalisme : confiscation, épuisement et abandon. Ou, en anglais lapidaire, « boom, bust, quit ».
Ce modèle a été déployé par la suite par toutes les puissances coloniales, avec l’émergence d’un système financier taillé sur mesure pour cette mise en coupe réglée des ressources de la planète. Si l’accélération s’est produite vers la fin du XXème siècle sous l’effet de la doctrine néolibérale, celle-ci a émergé bien plus tôt. Le terme a été utilisé pour la première fois en 1938 lors d’une conférence à Paris à laquelle participaient deux délégués qui allaient définir l’idéologie : Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek. Leur thèse, exposée notamment dans le livre de Hayek The Road to Serfdom, était que l’État-providence, et la social-démocratie en général, en restreignant la portée de l’action individuelle, allaient évoluer vers un autoritarisme comparable à celui pratiqué par Hitler et Staline. Cette thèse allait bénéficier du soutien de grandes fortunes de l’époque. En 1947 était créée la première organisation explicitement vouée à la défense du néolibéralisme, la Société du Mont Pèlerin. La doctrine prône le retrait de l’État pour laisser le champ libre aux entrepreneurs – alors que les véritables bénéficiaires de ce modèle sont les grands empires commerciaux et ceux qui s’approprient les rentes qu’ils génèrent. Hayek, apôtre infatigable invité sur toutes les estrades du monde, allait lui-même ajuster la doctrine, relativisant l’importance de la démocratie tout comme son opposition aux monopoles, pour mieux coller aux visées des grandes fortunes qui finançaient sa croisade. À partir de 1951, Hayek et son disciple Milton Friedmann cessent de se décrire eux-mêmes comme néo-libéraux. Leur idéologie commence à véritablement gagner du terrain à partir des années 1970, lorsque les Trente Glorieuses touchent à leur fin et que Margareth Thatcher et Ronald Reagan s’en font les apôtres.
Lorsqu’un discours dominant réussit à s’imposer sans apparaître comme tel, il n’y a pas lieu de s’étonner que la notion de vérité en subisse les conséquences. Si les valeurs défendues par les politiciens et les médias les plus influents s’appuient sur une doctrine elle-même invisibilisée, la novlangue prend naturellement ses quartiers. Les mots et concepts qui devraient pouvoir servir à forger un consensus à l’échelle des communautés, des nations et du monde pour prendre la mesure des crises qui les menacent sont pervertis, inversés ou à tout le moins neutralisés. C’est bien la situation dans laquelle se trouve le monde aujourd’hui : contraint dans ses choix par un cadre idéologique aussi « indépassable » (comme le suggère l’acronyme TINA, pour « there is no alternative ») qu’habilement dissimulé, incapable de formuler des perspectives salvatrices parce que le système lui-même dilue et corrode au fur et à mesure la signification des outils mentaux nécessaires à leur articulation.
Loin de céder au découragement, Monbiot et Hutchison concluent leur essai en explorant des pistes qu’ils jugent plausibles pour sortir de cette camisole de force. « Quelles que soient les affirmations du néolibéralisme, Il n’y a pas de loi naturelle qui dicterait que les riches doivent diriger le monde. Leur domination ne se perpétue que grâce à notre peur collective, et notre absence d’imagination politique », avancent-ils. En tout cas, l’incrémentalisme, qui consiste à aborder les problèmes sujet par sujet, secteur par secteur, à la recherche d’améliorations progressives, ne fonctionnera pas, selon eux : la montée des droites radicales ne fait qu’une bouchée de cette approche, « démolissant l’administration, détruisant les protections publiques, captant le pouvoir judiciaire, le système électoral, l’infrastructure de gouvernement, et limitant le droit de protester ». Et de poursuivre : « Loin d’être un raccourci vers les changements désirables, (l’incrémentalisme) est le marécage dans lequel sombre l’ambition ».
L’objectif doit plutôt être celui des points de bascule sociaux, comparables à ceux qui existent dans les systèmes financiers ou les écosystèmes. Ces points de bascule interviennent dans les sociétés lorsqu’une cause qui semblait encore hors d’atteinte il y a peu s’établit soudain comme une évidence à laquelle une majorité adhère dès lorsqu’un seuil critique est atteint, comme celui de l’interdiction de fumer dans les lieux publics, la libération sexuelle, l’égalité en matière de mariage ou la légalisation du cannabis. Citant une recherche de Damon Centola de 2018, ils indiquent que lorsque 25 pour cent environ de la population sont acquis à un changement de normes, la plupart des autres, entre 72 et 100 pour cent, finissent par les rejoindre. Ces seuils reflètent à la fois des dynamiques propres aux systèmes complexes et le fait que nous soyons des mammifères éminemment sociaux. La majorité n’a pas besoin d’être persuadée de changer – il importe juste pour elle de ne pas être laissée en arrière. Mais pour y parvenir face aux immenses défis environnementaux, il faut d’abord « déchirer le manteau d’invisibilité » qui dissimule « tant le néolibéralisme que la véritable nature du capitalisme » et les nommer pour ce qu’ils sont. Le modèle qui a fait ses premiers pas à Madère il y a six siècles et qui nous propulse à présent vers l’abîme, affûté par une doctrine sophistiquée qui est d’autant plus efficace et résiliente qu’elle est adroitement cachée, n’a donc rien d’inéluctable.