Mi-juin, le groupe Volkswagen a annoncé, après Ford et Mercedes, réorienter un tiers du budget initialement alloué à l’électrique vers les véhicules thermiques, soit quelque soixante milliards d’euros. Stellantis, Renault et le chinois Geely seraient sur le point de faire de même. Pour ces constructeurs, l’interdiction de la vente des véhicules thermiques neufs prévue en 2035 en Europe ne pourra vraisemblablement pas être respectée. À la grande satisfaction des syndicats du secteur, qui agitent depuis plusieurs années le spectre des menaces pour l’emploi. Avec l’ensemble de ses composants, la production d’un moteur électrique requiert quarante pour cent de main-d’œuvre en moins que celle d’un moteur essence et soixante pour cent de moins pour un diesel. Une inquiétude largement partagée dans les autres secteurs concernés par la transition écologique, et par la population dans son ensemble.
Peu avant la COP28 à Dubaï en décembre 2023, la Banque européenne d’investissement (BEI) a dévoilé les résultats de la sixième édition de son étude sur le climat, réalisée par l’institut BVA auprès de plus de 30 000 personnes dans les 27 pays de l’UE, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Chine, en Inde, au Japon, en Corée du Sud, au Canada et aux Émirats arabes unis. Environ deux tiers des personnes interrogées (sauf au Japon) estiment que les mesures mises en place pour lutter contre les changements climatiques amélioreront leur vie quotidienne et leur santé. En revanche, les sondés sont moins nombreux à envisager un impact net positif sur l’emploi, surtout en Europe : ils ne sont plus que 51 pour cent à y croire, contre 56 pour cent (soixante pour cent au Luxembourg) lors de la quatrième étude de la BEI en 2021. Cette dernière avait établi que dans le monde près de la moitié des personnes interrogées âgées de 20 à 29 ans (44 pour cent) craignaient de perdre leur emploi « en raison de son incompatibilité avec la lutte contre les changements climatiques », une moyenne tirée vers le haut par les réponses en Chine (en Europe, la proportion est de 25 pour cent).
En ce mois de juillet, le rapport annuel « Perspectives de l’emploi » de l’OCDE intitulé cette année « Transition vers la neutralité carbone et marché du travail » apporte de l’eau à leur moulin. Le rapport commence pourtant sous d’excellents auspices, en soulignant la faiblesse du taux du chômage dans les pays membres : 4,9 pour cent en mai 2024, soit un chiffre inférieur à celui de février 2020, juste avant le déclenchement de la pandémie de Covid-19 (5,3 pour cent). Ce niveau record, le plus bas depuis 2001, a été atteint « en dépit des difficultés suscitées par l’inflation et la croissance atone de la productivité », a déclaré le secrétaire général de l’OCDE, l’australien Mathias Cormann. Dans la plupart des pays, l’emploi des femmes a davantage progressé que celui des hommes depuis quatre ans.
Autre élément encourageant : les tensions sur le marché du travail (mesurées par le nombre d’emplois vacants par chômeur) se sont atténuées au cours des derniers trimestres, tout en restant supérieures aux niveaux constatés avant la pandémie dans huit pays sur les treize pour lesquels on dispose de données. Mais le document ne tarde pas à aborder le sujet qui fâche. Selon l’OCDE, « la transition climatique entraînera une restructuration en profondeur des marchés du travail » avec des effets globalement limités à court terme mais avec « des transformations et des bouleversements considérables » à plus long terme, sans donner d’horizon précis.
Ces changements affecteront directement 27 pour cent des travailleurs, divisés en deux grands groupes. Le plus petit, 6,1 pour cent du total, comprend des personnes exerçant dans des activités à forte intensité d’émissions de gaz à effet de serre et représentent 80 pour cent de ces dernières, dans la production d’énergie et le transport, notamment. Ces secteurs connaîtront un fort déclin et seront amenés à réduire drastiquement leurs effectifs. Leur importance est très variable selon les pays. Le Luxembourg est le pays de l’OCDE où le pourcentage de travailleurs touchés est le plus faible avec quatre pour cent, suivi de très près par le Royaume-Uni, avec 4,1 pour cent. Quatorze autres pays, dont la Belgique, la France, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, le Canada et les États-Unis affichent des valeurs comprises entre 4,5 et six pour cent. Quinze autres pays, issus pour moitié de l’ancien bloc communiste européen, se situent au-dessus avec un maximum de 10,5 pour cent en Pologne.
La population active des pays de l’OCDE étant de 662 millions d’individus, le total des travailleurs touchés représente tout de même plus de quarante millions de personnes, avec une surreprésentation masculine. Les pertes d’emploi sont associées à une sévère baisse de revenus, les salariés de ces secteurs accusant encore, cinq à six ans après un licenciement collectif, un recul de 36 pour cent de leurs revenus, en moyenne, contre 29 pour cent dans les autres secteurs.
Mais d’un autre côté, l’OCDE évalue à 20,9 pour cent du total les actifs ayant un métier « porté par la transition verte » soit quelque 140 millions de personnes au sein des pays membres. Il s’agit d’une part des professions nouvelles créées par la transition écologique et qui n’existaient pas auparavant : analystes des échanges de droits d’émission ou techniciens de maintenance des installations éoliennes. En second lieu, on trouve des professions dont le niveau de qualification est tiré par la transition écologique : elles existent déjà mais les compétences et les tâches évoluent sous l’effet de la transition verte, comme les plombiers qui se spécialisent dans l’installation de pompes à chaleur. Figurent enfin dans le lot les professions, ni nouvelles ni en mutation, qui seront davantage recherchées dans le cadre de la transition verte, comme les électriciens ou spécialistes de la santé et de la sécurité au travail.
À nouveau, il existe de larges disparités géographiques. Sur 31 pays étudiés, 19 se trouvent au-dessous de la moyenne, dont le Luxembourg avant-dernier avec 17,8 pour cent, la Grèce étant lanterne rouge avec le faible taux de 14,7 pour cent. Onze pays, parmi lesquels les Pays-Bas, l’Irlande, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne se tiennent dans un intervalle étroit, entre 18,5 et vingt pour cent. Douze autres, dont la France, l’Allemagne et le Japon sont au-dessus de la moyenne. Mais (curieusement) on trouve là, à nouveau, sept pays de l’ancien bloc communiste avec un record de 25,8 en Estonie. « Les professions portées par la transition écologique et les professions à forte intensité d’émissions de GES ne s’excluent donc pas mutuellement », écrivent les auteurs du rapport.
Ces activités procurent de nouveaux débouchés à la population active, mais ils ne sont pas précisément chiffrés dans le temps. L’OCDE espère les voir récupérer aisément les salariés laissés sur le carreau dans les activités en déclin pour cause de transition écologique. En fait, elle ne dit rien de l’« ajustement quantitatif ». Mais un calcul simple montre que, si d’ici à 2030 environ, quinze pour cent des emplois menacés étaient effectivement supprimés (scénario prévu dans l’UE), soit six millions de postes, il suffirait que la masse des emplois « portés par la transition verte » augmente de cinq pour cent pour compenser les pertes, ce qui ne paraît pas hors de portée.
C’est une autre musique pour l’ajustement qualitatif. L’OCDE estime, mais sans apporter d’éléments chiffrés, que la majorité des travailleurs ayant perdu leur emploi détiennent des compétences utilisables dans d’autres emplois, y compris ceux qui sont portées par la transition écologique. Elle reconnaît cependant que les travailleurs peu qualifiés auront plus de difficultés à se reconvertir, et nécessitent un accompagnement grâce à des mesures adéquates. Il s’agit d’un besoin fortement exprimé dans les enquêtes récurrentes de la BEI. Outre la mise en place de dispositifs de soutien des revenus en cas de chômage, des actions de formation menées le plus précocement possible doivent permettre aux travailleurs de profiter des opportunités offertes par la transition verte. Des aides à la mobilité géographique pourraient être utiles dans certains grands pays.
Des métiers pas si attirants
Selon la cinquième étude sur le climat publiée par la BEI en 2022, un nombre croissant de personnes qui cherchent un premier emploi consultent les « références climatiques » des employeurs. Près des deux tiers des Européens (62 pour cent) déclarent que le développement durable est un facteur important dans le choix de leur futur employeur, une proportion qui monte à 76 pour cent chez les personnes âgées de 20 à 29 ans, les plus concernées. Parmi elles, 22 pour cent disent en faire une priorité absolue, contre seize pour cent en moyenne.
Mais, « si les plus qualifiés des emplois portés par la transition écologique offrent généralement une rémunération supérieure à la moyenne, les postes moins qualifiés sont souvent de moindre qualité en comparaison d’autres emplois de niveau équivalent », note l’OCDE. Traduire : ils sont moins bien payés, ce qui peut rebuter les personnes venues d’autres secteurs, notamment ceux en déclin pour cause de transition verte. L’OCDE recommande ici l’octroi de « prestations compensatoires » publiques comblant la différence de rémunération. Autre sujet de préoccupation : « la sous-représentation actuelle des femmes dans les disciplines STIM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) et les stéréotypes de genre persistants font naître des inquiétudes quant à leur capacité à profiter des emplois hautement qualifiés portés par la transition verte », est-il écrit.