Dans un monde de plus en plus en proie à l’impératif de la vitesse et au diktat de la connectivité permanente, où la course contre la montre de la productivité nous est jouée jour et nuit par les suppôts du consumérisme et les rares bénéficiaires du capitalisme tardif, œuvrer dans et pour la lenteur équivaut à refuser avec une indifférence subversive ce monde qui inéluctablement prend forme. C’est pourtant le travail du poète d’œuvrer dans la lenteur de celui qui, plutôt que de les instrumentaliser, plutôt que de les réduire à l’état de simple outil servant à véhiculer une information ou un mensonge, cisèle les mots avec prudence et méticulosité.
Dans la poésie de Jean Portante telle qu’elle se manifeste dans les cinq recueils qui composent Le Travail de l’étrange langue, à savoir L’étrange langue (2002), Le Travail du poumon (2007), En réalité (2008), La réinvention de l’oubli (2010) et Conceptions (2012), cette lenteur du poète n’est pas liée au fait qu’il cherche à choyer et à protéger la langue comme si elle était un rare bijou rangé dans un écrin. Elle découle plutôt de ce qu’il est conscient qu’il faut avancer à pas prudents dans ce labyrinthe de mots qu’est une langue, sous peine que, du rôle de gardien des récits qu’on aime à lui donner, il ne finisse par devenir un effaceur d’histoires. Alors que la langue peut donner l’illusion de disposer du pouvoir d’enjamber les altérités en connectant entre eux des êtres et destins on ne peut plus différents, qu’on lui octroie un peu hâtivement et avec une certaine naïveté le pouvoir de réunir à nouveau, sur la page pré-édénique du poème, les mots et les choses, le poète, lui, s’interroge : « N’y a-t-il pas dans les mots/prononcés la nécessité de se/faufiler entre les colonnes/de ce qui fait que la neige/n’est pas la neige ni un nuage/un nuage […] décidément les mots et les/choses qui passent ne sont pas/ faits pour s’entendre. »
Si la poésie de Jean Portante est l’espace où les jeux autofictionnels qu’il pratique dans des romans comme Mourir partout sauf à Differdange cessent de se parer de chausse-trappes, subterfuges et autres leurres fictionnels pour révéler le moi lyrique dans sa plus grande nudité, elle est aussi un terrain friable, où le récit familial – celui de la mort du père, puis de la mort de la mère1 – s’écrit de façon elliptique et fragmentaire, circulaire et concentrique, élusive et allusive.
Car le poète sait que l’écriture a tendance à effacer l’histoire plutôt que de la figer sous les traits de sa plume, il sait que la poésie et l’écriture sont de mèche avec la mémoire et l’oubli, que tous trois relèvent de l’invention et de la fiction et laissent donc « intact » le souvenir, nouménon kantien qu’« aucun mot, aucun récit ne peut toucher » et dont la nature indicible fait qu’il finit recouvert, avalé, effacé par l’écriture. De sorte que le poète doit chercher à « diluer la langue ainsi utilisée » comme de l’aspirine dans l’eau « afin que, dissoute, elle se mette à nu, comme on le dit d’un câble électrique qui, quand on le touche, met à mort. »
C’est parce que Portante sait qu’on ne peut se fier à la linéarité, à l’apparente simplicité de la langue, parce qu’il sait que la mémoire est une fiction et que dans le monde postfactuel d’aujourd’hui, l’on ne fait plus guère de différence entre fiction et mensonge, qu’il ne cesse de pratiquer, au sein de sa poésie, ce qui paraît d’abord être un art de la redondance mais qui, en réalité, est une recherche permanente de l’image juste, du terme qui siérait, qui collerait, le poète formulant et reformulant, faisant mine de tergiverser, explorant d’abord telle voie, telle métaphore puis rebroussant chemin comme un personnage de Borges sur un sentier qui bifurque – de là l’itération du « je veux dire », de là, la syntaxe complexe, les rétractations, les métaphores niées – pour finir par se demander : coller à quoi, au juste ? De là résulte une poésie mobile, nomade, insaisissable, qui se dérobe, dissout son étrange langue dans des images parfois opaques ou redondants, construisant sans cesse des casse-têtes allégoriques.
Au cours des cinq recueils, sont ainsi ressassés encore et encore les sujets de prédilection de l’auteur – l’immigration, la langue qui poumonne, qui effaçonne, la migration et la guerre – à travers un champ lexical dont la cohérence, de recueil en recueil, étonne, au point que certaines métaphores, analogies, animaux ou objets – le cerf, la cloche de l’église, la table, la baleine, le parapluie – deviennent comme un mobilier familier, qu’on rencontre au bout d’un vers, au recoin d’une phrase, au détour d’une métaphore comme on saluerait tel habitué d’un bar en train de finir son café corretto tout en tenant des messes basses avec le barman.
Au point qu’on dirait parfois que le travail du poète est également un travail d’épuisement du langage et des images, où l’obsession le fait creuser dans la terre meuble de la langue pour en récolter les grains plus ou moins fertiles que le poète a plantés avec ceux qui l’ont précédé et dont il s’est approprié l’œuvre. De là vient aussi le (relatif) classicisme de la poésie de Portante dont la langue, qu’il écrive des haïkus, des huitains, des sonnets ou des poèmes plus déstructurées, ne cesse de se montrer habitée par ses ancêtres poètes qui nourrissent, tantôt imperceptiblement, tantôt de façon plus évidente, des recueils qui, parfois, s’apparentent à une petite histoire amoureuse de la poésie française. On voit y apparaître comme des figurants d’un film les fantômes de Baudelaire (« l’oubli géant et les ailes qui l’empêchent d’oublier »), de Verlaine (les « paysages intérieurs » et la grisaille de la ville (eschoise)), de Rimbaud (la décomposition de la lune en ces consonnes et voyelles) et de bien d’autres.
Certes, on pourrait arguer qu’avec Le Travail de la baleine (2014, Phi), qui compile les poèmes que Jean Portante a écrits entre 1983 et 2014, il existe d’ores et déjà une anthologie poétique du travail poétique de l’auteur couvrant une même période de création. Pourtant, là où le Travail de la baleine plaçait les poèmes dans un ordre différent de celui prévu par les recueils qu’il enchâsse afin de mettre l’accent sur les fils conducteurs propres au poète, Le Travail de l’étrange langue, qui fait suite à Le Travail de l’origine2, ne rebats pas les cartes et laisse intacte la suite des cinq recueils qu’il contient, permettant aux poèmes de se déployer dans une chronologie non pas recomposée a posteriori mais qui s’en tient aux différentes phases de création, de cette table familiale où l’on voit défiler les spectres d’une famille exilée, poésie encore affamée et nourrie des feux de mille images, à ces courts et émouvants poèmes sur le dernier séjour hospitalier de la mère du poète, poésie aussi dénuée et minimaliste que le furent les mois ultimes de la figure maternelle.
Cela permet d’apprécier d’autant mieux des poèmes tels que celui-ci, extrait de Conception et faisant preuve de l’étrange langue de Portante : « Tes cils sont des bâtonnets de charbon calciné/Tout comme tes mots sont des bâtonnets/De charbon calciné et cela met de la poésie/Dans ton souffle car la poésie est ce qui reste/Quand les mots auront brûlé/Ou que l’eau se sera évaporée/Et toi aussi tu es à voiles/Quand l’eau s’évapore/Et que signifie souffler sinon gonfler/Les voiles de ce qui s’évapore. »