Lire les ultimes romans d’écrivains qu’on aime peut s’avérer une expérience douloureuse. Parce qu’on sait qu’une voix s’éteint avec la lecture de ces pages testamentaires, sur lesquelles on a envie de s’attarder, entamant un deuil littéraire qu’on partagera avec la communauté des autres exégètes et inconditionnels de l’œuvre du défunt – car comme le dit Sheddan, personnage loufoque de The Passenger de Cormac McCarthy, avoir eu quelques dizaines de lectures en commun est un lien plus fort que les liens du sang.
Parce qu’on a peur qu’avec l’âge avancé, le risque de la redondance s’accroît. Que l’œuvre s’achève sur un épilogue bancal, et que celui-ci ne tâche tout ce qui précédait – c’est une des raisons pour lesquelles Alicia, personnage principal de Stella Maris, pose comme critère d’éligibilité pour figurer sur la liste des mathématiciens qu’elle admire la mort de ceux-ci : C’est la condition requise pour ne pas se réveiller demain matin et dire quelque chose d’extraordinairement stupide.
Et parce que, souvent, ces romans contiennent des signes annonciateurs de la disparition future de leur auteur, signes dont la détection devient un peu biaisée une fois qu’on sait que l’écrivain est mort et qu’on s’évertue obstinément à parcourir le texte à la recherche d’indices comme un voyeur un peu morbide ou un cartomancien qui prédirait ce qui a déjà eu lieu depuis longue date.
Avec les décès de Paul Auster, Cormac McCarthy et Russell Banks, ce sont trois des plus grands écrivains américains qui nous ont quitté en l’espace d’un an, laissant en guise d’héritage, plusieurs dernières œuvres : le diptyque The Passenger et Stella Maris pour Cormac McCarthy, le saisissant The Magic Kingdom et le crépusculaire Foregone de Russell Banks (American Spirits, receuil de nouvelles posthumes vient de paraître) et, enfin, un essai sur les États-Unis et leur mortifère amour des armes (Bloodbath Nation), une biographie romancée (Burning Boy) et un ultime et assez anodin roman (Baumgartner) pour Paul Auster.
Si on y parle bien et un peu sans arrêt de mort et de déclin, ça n’est pas dans un dernier sursaut de solipsisme, hormis chez Auster. Dans son roman la perspective de sa mort prochaine en appelait au besoin d’imaginer, de façon un peu narcissique et en inversant les rôles et les sexes, quelle pourrait être la vie de sa partenaire Siri Huvstedt une fois qu’il sera mort et enterré. Si on lit ce roman sur la vie d’un veuf aux prises avec le deuil comme une longue lettre d’adieu à son épouse, on réussit à lui pardonner son côté décousu, un peu paresseusement autofictionnel et radoteur.
Chez McCarthy et Banks, la perspective de leur propre mort coïncide bien plutôt avec la fin d’une époque, un dépérissement des choses qu’ils évoquent d’une façon qui peut paraître limpide et donc cruelle, mais qui trahit en réalité le désespoir de deux auteurs qui auront, tout au long de leurs vies, observé les errances de l’humanité avec un mélange de tendresse et de consternation.
Ce qui reste
Ce sont donc des romans-bilans qui explorent d’inconfortables questions sur notre mortalité : que restera-t-il de nous, quel récit de vie laisserons-nous auprès de ceux qui nous ont aimés, faut-il privilégier l’honnêteté envers la personne aimée au détriment d’une hagiographie publiquement entérinée (Foregone) ? Comment vivons-nous avec le deuil, à quel point devenons-nous des êtres incomplets une fois que les personnes qui ont le plus compté pour nous nous ont quitté – dans Baumgartner, Auster utilise la métaphore du membre fantôme pour décrire comment il essaie de survivre la mort accidentelle de son épouse ?
Les trois auteurs enchâssent, de façon tour à tour ironique, dialectique ou symbolique, le sujet épineux de ce qui reste, des traces qu’on laissera après notre décès, traces dont leurs livres sont évidemment la preuve matérielle la plus substantifique. Il n’est donc pas étonnant que ce corpus testamentaire regorge de manuscrits trouvés, d’enregistrements sonores, de bobines et de pellicules, de caméras et autres supports enregistreurs qui commencent à dater dans un monde où le geste d’enregistrer le réel sur son téléphone est devenu un réflexe pavlovien du digital native. Ne pas consigner les choses, c’est les laisser libre de partir à la recherche de nouvelles analogies. Elles vaquent à leurs affaires et viennent de temps en temps vous faire un rapport, dit Alicia dans Stella Maris, comme pour s’opposer à cette tendance de l’archivage de tout.
Dans Foregone, la question de l’héritage devient l’enjeu central de la diégèse : le cinéaste Leonard Fife, un documentariste de gauche qui a échappé à la conscription pour la guerre du Vietnam en fuyant au Canada, se prête à l’exercice délicat d’une dernière interview, cela alors qu’il se sait non seulement mourant mais sur le point de mourir d’un instant à l’autre.
Alors que son disciple Malcolm, une sorte de vampire qui a construit sa carrière en volant à Fife l’intégralité de ses maniérismes formels et qui cherche à donner un nouvel envol à sa carrière, avec cette ultime interview au cours de laquelle il feint espérer grapiller des scoops sur la vie de son mentor tout en prolongeant outre mesure un entretien au cours duquel Fife, lui, entend raconter à son épouse, pour la toute première fois, la véritable histoire de sa vie – une vie tissée de mensonges, de trahisons et d’abandons.
S’il ne peut pas la lui raconter dans l’intimité de la relation, c’est qu’il est conscient de ce que, seul face à elle, il ne manquera pas de lui mentir encore et encore : il lui faut le regard froid et clinique d’une caméra pour déballer toute la vérité. Commence alors une lutte acharnée entre le documentariste filmant et le documentariste filmé, le premier, vaniteux voyeur et vorace vautour, cherchant à filmer le passage de vie à trépas de son mentor, le deuxième rabattant le caquet au premier, essayant de recoller les fragment remémorés ou imaginés d’une vie où le mensonge a fini par tant imprégner son récit que plus personne, ni le lecteur, ni sa femme, ni lui-même ne savent plus ce qui est réel ou inventé. Surtout que l’enchevêtrement narratif des couches mnésiques, les souvenirs emboîtés dignes d’un Inception ainsi que les oscillations entre le récit enchâssant – l’ultime interview – et les récits enchâssés rendent le récit de Banks aussi magistralement orchestré que difficile à reconstituer.
Alors que ce récit crépusculaire, duquel se dégage une vision aussi noire et pessimiste que lucide et percutante de la vie et de la société humaine, fut écrit avec la certitude qu’il clôturerait une des œuvres contemporaines les plus mélancoliques qui soient, le destin fut plus clément avec l’auteur que celui-ci ne l’est avec ses personnages et lui accorda le temps d’écrire un deuxième ultime roman, moins dense et serré, plus linéaire dans la narration, au cours duquel un dénommé Harley Mann enregistre, sur des bobines que Russell Banks dit avoir trouvés dans un carton destiné au rebut, l’histoire de sa vie mouvementée, qui l’a fait passer d’une communauté de Ruskinites1 à une exploitation agricole qui, si elle ne se dit pas esclavagiste, en adopte toutes les formes (l’esclavage, c’est ce qui produit les effets de l’esclavage, dit Mann), pour finir dans la communauté féministe et communiste des Shakers de la Nouvelle-Béthanie. Là, l’amour pour une femme et la rencontre avec un guide spirituel aussi traître et manipulateur que même Tartuffe l’aurait vénéré, ne manqueront pas d’attirer l’opprobre sur lui et les siens.
Rappelant par moments les écrits de Rebecca Ligheri ou d’Emmanuelle Bayamack-Tam2, The Magic Kingdom, malicieusement appelé ainsi par double allusion à la vie spirituelle traîtreusement bon-enfant de la jeunesse du narrateur et aux escrocs de Disney qui rachèteront au narrateur les terrains des shakers, répète nombre des motifs de Foregone. L’auteur y raconte une vie de désillusions et de regrets, enchâssée dans le métarécit d’un rêve américain construit sur les sables mouvants du mensonge et du sang3 et racontée par un narrateur qui avoue lui-même être peu fiable.
Le problème, c’est que le moteur du récit ne survit pas au récit. Quand la pièce s’obscurcit et que le bruit des voix s’estompe, on comprend que le monde et tous ceux qu’il contient vont bientôt cesser d’exister. On veut croire que ça recommencera. On désigne d’autres vies. Mais leur monde n’a jamais été le nôtre, écrit McCarthy comme en guise de réponse aux tentatives de Leonard Fife et de Harley Mann de conférer un sens tardif à une vie qui en est dénuée. L’écriture devient alors une façon sublimement inutile de dessiner des motifs sur du sable.
Façons de vivre, manières de mourir
Quand vient le moment de faire le bilan de ce qu’on a su retenir et connaître du monde, le fameux dicton socratique, qui veut que tout ce à quoi on puisse réussir, c’est dessiner les contours épistémiques de notre propre ignorance, s’applique tout particulièrement à l’œuvre de McCarthy. Son diptyque distille un degré de désenchantement ironique et une ambiance d’apocalypse désopilante tels qu’on croirait parfois entendre Michael Stipe chanter son It’s the End of the World As We Know It (and I Feel Fine). Ainsi, The Passenger et Stella Maris pullulent de dialogues laconiques (« Vous croyez qu’il y a une vie après la mort ? Je ne crois pas qu’il y ait une vie avant la mort »), de commentaires pince-sans-rire (« J’aurais trouvé ma vie plutôt marrante si je n’avais pas eu à la vivre ») et d’annonces pessimistes qui résonnent juste quand on regarde l’état actuel du monde : « Quand ce monde créé par la raison sera finalement anéanti il emportera la raison avec lui. Et elle mettra longtemps à revenir. »
The Passenger raconte la vie de Bobby Western, plongeur de récupération dont la vie se trouve chamboulée quand lui et son ami Oiler inspectent l’épave mystérieusement intacte d’un avion accidenté dont il s’avère qu’il manque un passager, disparition qui fait apparaître, dans sa vie à lui, d’inquiétants agents fédéraux qui ne lui lâchent plus la grappe. Ce qui commence comme un crime en chambre close façon Gaston Leroux et prend ensuite la forme d’un thriller d’espionnage finit vite par prendre des tournures formelles bien plus ouvertes et digressives, pendant lesquelles on apprend qu’il était pilote de course et étudiant en physique quantique dans une autre vie, que son père, un physicien brillant, avait travaillé avec Oppenheimer à Los Alamaso et, surtout, qu’il était follement amoureux de sa sœur Alicia, une mathématicienne brillante qui, quand elle n’en put plus, des créatures imaginaires qui débarquaient à tout bout de champ dans sa chambre pour la cuisiner sur son avenir à coups de tours de saltimbanques et autres interrogatoires absurdes, s’ôta la vie.
Enfoui dans ces belles pages de prose âpre et élégante, où on parle pendant des pages et des pages de physique quantique sans que l’auteur ne fasse le moindre effort pour nous expliquer en quoi consistent les théorèmes de Gödel, Hilbert et Poincaré et dont la vulgarité assumée et terriblement drôle de certains passages est en fort contraste avec les discussions mathématico-métaphysiques, il y a la thèse que le monde dans lequel nous vivons est non seulement hostile – il vise la mort et la destruction de tout ce qui y vit – mais surtout fondamentalement méconnaissable, réticent et récalcitrant aux efforts qu’une partie d’entre nous livre pour le comprendre.
Et il y a aussi cette deuxième thèse, enchâssée dans la première, que ce sont les mathématiques et la mécanique quantique qui ont à la fois fourni de possibles clés de lecture du monde et conjointement contribué à notre destruction de celui-ci, puisque ce furent à peu près les mêmes génies qui ont essayé d’œuvrer à la compréhension du monde qui ont fini par le faire voler en éclats en développant la bombe nucléaire.
Il en découle une posture au monde horriblement solitaire : comme aucun philosophe et aucun mathématicien ne réussissent à expliquer comment le réel pourrait être là sans personne à l’observer – c’est une des prémisses fondamentales de la mécanique quantique que de postuler l’enchevêtrement de l’observateur et de l’objet qu’il observe –, le solipsisme devient, pour Alicia, un rempart contre la complexité d’un monde qui évolue depuis des milliards et des milliards d’années dans une obscurité totale et un silence total, bref d’un monde qui s’en fout comme d’une guigne que l’homme soit là ou non. Et si le solipsisme trouve tant d’attrait, c’est qu’il propose une réponse simple (le monde meurt avec moi) à des questionnements sans fin. Hélas, ce même solipsisme est aussi le courant philosophique le plus triste et le plus solitaire qui soit – ce que ne manquaient de souligner Ludwig Wittgenstein et David Foster Wallace4.
Car si la mécanique quantique a prouvé l’intuition kantienne que conscience humaine et réalité ne se confondent pas, il s’ensuit qu’il y a autant d’interprétations de la réalité qu’il y a d’êtres humains et que le caractère irréconciliable de ces points de vue sur le réel est le vecteur d’une solitude que le monde digital ne fait que renforcer.
The Passenger et Stella Maris témoignent d’une vision du monde profondément pessimiste sans qu’elle soit misérabiliste, d’une vision du monde qui cache, derrière son apparent flegmatisme et ses dialogues dead pan tel qu’un Tarantino ne sait malheureusement plus en écrire, une sensibilité à fleur de peau, les personnages étant toujours partagés entre le cynisme de celui qui en a déjà fini avec le monde et une inquiétude réelle quant à son devenir, inquiétude dont un attachement aussi illogique que sensible à l’espèce humaine leur interdit de se débarrasser.
Avec Cormac McCarthy, Russell Banks et Paul Auster, trois des plus impitoyables exégètes de l’humanité du vingtième siècle viennent de nous quitter à un moment où l’encore jeune vingt-et-unième siècle s’apprête à imiter point par point les erreurs du précédent, comme le jeune frère qui ne peut s’empêcher de répéter les conneries de son aîné, en dépit de ce qu’il a déjà fait de la taule et que tout le monde dit qu’il va mal finir. Leurs derniers romans, qui traitent tous des traumatismes d’une histoire états-unienne encline plus que toute autre à une violence déferlante, évoquant l’assassinat de Kennedy, la guerre du Vietnam, les mass shootings et Hiroshima, ne sont pas qu’un bel et saisissant épilogue d’œuvres qui s’inscriront dans la durée, des derniers cadeaux qui méritent d’être lus et relus, mais aussi et surtout des appels douloureux aux générations d’aujourd’hui de faire mieux que celles qui partent avec eux. Au pire des cas, on souhaite, à ce monde désormais orphelin de trois grands auteurs, qu’il y aura des plumes aussi pertinentes qu’un McCarthy ou un Banks pour accompagner, avec beaucoup de lucidité et un peu d’indulgence, notre chute dans le n’importe quoi d’aujourd’hui.