C’est l’histoire d’un jeune homme qui grandit dans un patelin de la France rurale, celle qui aujourd’hui se tourne vers le RN de Jordan Bardella, une France rurale où son amour pour les déguisements et sa passion pour toutes choses un tant soit peu féminines suscite la suspicion d’hommes pour qui la picole, la bagarre et la télé sont la sainte trinité qui rendent leurs vies d’ouvriers supportables, raison pour laquelle il en passe une d’encore plus insupportable que la moyenne des enfances ouvrières, déjà pas bien glorieuses.
C’est l’histoire de ce même jeune homme qui, grâce à la littérature et aux études, parvient à s’en sortir – par miracle, si on veut croire à la magie, par obstination et persévérance, si on veut croire aux récits édifiants, ce qui nécessite d’oublier tous ceux et celles qui restent pris dans la fange de la violence, Edouard Louis y a, semble-t-il, vite réussi, par hasard et un chouïa d’opportunisme, si on est réaliste et qu’on a lu entre les lignes de son Changer : méthode.
C’est aussi l’histoire d’un jeune homme devenu écrivain à succès, et qui use jusqu’à la corde le récit d’une tragédie familiale où le misérabilisme se doit toujours d’être transsubstantié pardon, grâce au triple concours de la littérature, de la bienveillance d’un fils qui tel un curé exonère sa famille de ses nombreux péchés, et par la force émancipatrice de ce même fils – une force qui a fini par gagner non pas toute la famille, mais certains de ses membres, surtout féminins.
D’où que Monique s’évade est déjà le deuxième livre consacré à sa mère, après Combats et métamorphoses d’une femme, qui suivait celui consacré au paternel violent, Qui a tué mon père, et qui précède un livre consacré au frère emporté par l’alcoolisme à l’âge de 38 ans et que l’auteur a abandonné pour ce désormais diptyque maternel.
On se croirait chez Almodóvar, mais un Almodóvar un peu gris et mou, qui aurait remplacé l’exubérance de ses décors pour des teintes de bouse de vache et de maisonnettes vides et fissurées, qui les aurait troqués pour un monde où la violence est à la fois un cercle vicieux – après avoir quitté le père violent, la mère se retrouve avec une nouvelle brute, que son fils la convainc de quitter en début de livre – et quelque chose qu’on peut surmonter : Louis n’arrête pas d’insister que c’est grâce à son succès en littérature qu’il peut désormais aider sa mère à se reconstruire.
En lisant ce fascicule de quelque 180 pages, moins une continuation du premier qu’une face B un peu brouillonne, par le biais duquel l’auteur s’approche du degré zéro de l’écriture autofictionnelle, on se demande sur quel embranchement de l’arbre généalogique de sa famille se situera la prochaine victime de Louis, et si, une fois les bûches de cet arbre consommées dans l’âtre qu’est son atelier d’écriture, il finira par déterrer ses ancêtres.
Certes, on dit souvent que tous les grands auteurs écrivent toujours le même livre, mais si c’est peut-être vrai pour Patrick Modiano ou Annie Ernaux, ça ne l’était ni pour Gustave Flaubert ni pour Kazuo Ishiguro – et encore faudrait-il qu’il fût bon, ce livre sur lequel on trime sans cesse, qu’on écrit et réécrit et dont les différentes publications seraient autant de mises à jour d’un hypotexte en construction permanente. Cela est, hélas, de moins en moins le cas d’Édouard Louis, merveilleux phénomène d’export de la littérature française, qui contrairement au vieux misanthrope d’Houellebecq, prend soin de cocher toutes les bonnes cases du zeitgeist.
Car le problème avec Édouard Louis réside moins dans la platitude de plus en plus lisible d’un style qui se veut sans fioritures, incisif et direct et qui, en réalité, se ramollit d’opuscule en opuscule, tel un chewing-gum mâché trop longtemps. Il loge encore moins dans ce manque d’honnêteté que certains n’arrêtent pas de lui reprocher et qui s’appuierait sur le fait que Louis avait d’abord commencé par se venger par écrit de ce que les siens lui avaient infligé (En finir avec Eddy Bellegueule) pour ensuite changer de fusil d’épaule, cela dès son troisième Qui a tué mon père, incriminant non plus le père mais tout un dispositif socio-politique, n’hésitant pas à dire les noms de dirigeants responsables de l’engluant déterminisme dans lequel s’empêtra son père.
C’est là mal comprendre l’œuvre d’Edouard Louis, qui non seulement se recoupe mais s’identifie à l’homme derrière elle et dont un des seuls intérêts est d’observer et de suivre les différentes métamorphoses de l’auteur, du jeune révolté qui prend sa revanche sur une famille d’arriérés violents à l’écrivain renommé en passant par les différentes mues du transfuge de classe dont il est devenu l’incarnation si parfaite qu’il y a consacré son livre le plus honnête, Changer : méthode, le seul, peut-être, où il cherche un peu moins à jouer à l’écrivain modèle.
Car les livres d’Édouard Louis ressemblent de plus en plus à un profil Instagram où on se met en scène sous son meilleur jour. Son dernier en date, Monique s’évade, est l’équivalent d’une photo sans filtre qu’avant publication on a prise et reprise afin qu’elle ait l’air naturelle et spontanée. En cela, Louis est un auteur éminemment contemporain. Pour les uns, c’est un phénomène d’époque, pour les autres, l’expression pathologique d’une soif d’être vu, observé, et disséqué sans cesse.
Chez Louis en général et Monique s’évade en particulier, l’écrivain l’homme sont devenus indiscernables, de sorte que ça n’est plus le texte qu’on évalue, mais bel et bien l’homme derrière. Édouard Louis, c’est un peu l’antithèse de l’adage barthien de la mort de l’auteur. En étant présent et palpable dans chaque phrase, Louis s’expose à tous les regards – et commence à écrire comme on passerait un entretien d’embauche, en veillant toujours à se montrer sous son meilleur jour, y inclus quand on passe par l’étape obligatoire où l’on admet ses défauts, car on sait que se dire sans défauts est le plus vilain de tous les écueils. On croirait parfois lire une lettre de motivation plus qu’une autofiction.
Édouard Louis conclut ainsi son livre Monique s’évade : À travers elle, j’ai découvert le plaisir d’écrire au service d’un autre, d’une autre. Alors que pour de vrai, il écrit non pas pour rendre hommage à sa mère, mais pour que chacun puisse vérifier à quel point il est un fils exemplaire. Alors que sa sœur rechigne à contribuer au loyer du nouveau logis de Monique, lui le peut – grâce à sa littérature. Quand Falk Richter adapte le premier livre sur sa mère et qu’il décrit comment il l’emmène voir la pièce, pointe un effet de mise en abyme où le romancier reproduirait infiniment le vide esthétique et le succès commercial de sa démarche – ainsi, même s’il dit avoir résisté à cette idée qu’il trouve ingénieuse d’intégrer dans son livre toutes les dépenses que nécessitait l’évasion de sa mère, il a fini, en mettant à nu la possible récursivité du processus de vampirisation de sa vie et des siens, par faire entrer après tout le fric dans son livre. C’est là le seul et bien triste succès de Monique s’évade.