Le Luxembourg est la plus grande place financière européenne pour la domiciliation des fonds de placement avec une part de marché que l’Efama (le lobby européen des fonds) évaluait à 26,6 pour cent mi-2022, pour un total proche de 5 040 milliards d’euros. Mais depuis plusieurs années le Grand-Duché est « challengé » par l’Irlande dont la part a rapidement augmenté pour atteindre 19,2 pour cent soit environ 3 650 milliards*. Pour se différencier, la place a fortement misé sur les « fonds durables ». Ces derniers bénéficient d’un fort engouement, leurs encours en Europe ayant doublé depuis le printemps 2021 : en valeur ils représentent désormais plus de la moitié des fonds Ucits (OPCVM selon le sigle français) domiciliés au Luxembourg. C’est ce qui ressort notamment de l’étude réalisée par la Luxembourg Sustainable Finance Initiative (LSFI) en collaboration avec PWC Luxembourg, dont les résultats ont été publiés le 13 décembre.
À la fin juin 2022, l’actif total des fonds ayant le statut d’OPCVM était de 4 090 milliards d’euros. Là-dessus les fonds ESG, c’est-à-dire respectant les critères environnementaux, sociaux ou sociétaux et de gouvernance, représentaient 2 200 milliards, soit environ 54 pour cent. En nombre de fonds, la proportion est inférieure (42 pour cent) tout en restant élevée. Selon une étude publiée par Morningstar le 27 octobre, le total des fonds ESG en Europe se chiffrait à environ 4 100 milliards d’euros. Sur cette base, la part du Luxembourg serait donc de 53,6 pour cent, ce qui fait indéniablement de la place le leader européen de la finance durable.
Le Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR) entré en vigueur en mars 2021 impose de répartir les fonds ESG en deux catégories, ceux qui relèvent de l’article 8 du règlement et ceux qui sont définis par l’article 9. « La nature moins stricte des exigences de l’article 8 en fait la catégorie prédominante ». Au Luxembourg ces fonds représentent 86,8 pour cent du total des fonds ESG (47 pour cent des actifs des OPCVM), une proportion comparable à la moyenne européenne. La part du marché européen des fonds article 8 s’établit à 51,4 pour cent.
Les fonds « article 9 », qui constituent le haut du panier, ne pèsent donc que 13,2 pour cent de l’encours des fonds ESG au Luxembourg, mais cela représente tout de même une part du marché européen de ces fonds proche de 70 pour cent ! Le Grand-Duché donne donc dans le « haut-de-gamme » des fonds durables. À noter cependant que la réglementation pourrait rapidement évoluer et amener les sociétés de gestion à opérer un important reclassement de leurs fonds entre article 8 et article 9 ( d’Land, 9.12.2022). Actions et obligations représentaient ensemble plus des trois-quarts (78 pour cent précisément) de l’allocation d’actifs des fonds ESG. C’est davantage que la moyenne européenne (69,7 pour cent). La différence tient surtout au fait que les fonds ESG luxembourgeois sont plus souvent investis en obligations : 31 pour cent contre 18,3 pour cent au niveau européen, où ce sont les titres émis par les entreprises qui ont la cote avec plus de la moitié des investissements contre un quart placé en obligations publiques. Dans les deux cas les actions dominent en proportion (47 pour cent au Luxembourg). Selon l’Efama, au niveau européen, elle est beaucoup plus élevée dans les fonds article 9 (près de 80 pour cent) que dans ceux qui relèvent de l’article 8 (46 pour cent).
La quasi-totalité des actifs sous gestion des fonds ESG au Luxembourg sont gérés activement. Trois stratégies principales d’investissement sont mises en œuvre. Les fonds qui appliquent un ou plusieurs critères d’exclusion dominent avec 55 pour cent du total des OPCVM ESG. Parmi eux, 27 pour cent appliquent jusqu’à deux exclusions tandis que 21 pour cent en appliquent jusqu’à trois, principalement dans les secteurs de l’armement, du tabac et des énergies fossiles. Selon l’étude, « l’utilisation à grande échelle de cette stratégie (...) est une étape préliminaire pour les gestionnaires d’actifs qui commencent à prendre position en faveur de la durabilité ». La deuxième stratégie la plus employée est celle du « filtrage ESG », avec 31 pour cent des actifs des fonds durables. Il s’agit ici d’appliquer uniquement des critères ESG dans le choix des valeurs. Enfin la stratégie dite « d’implication » (ESG involvement) ne réunit que quatorze pour cent des actifs. Il s’agit de fonds qui suivent les approches Best-In-Class (la moitié des encours) ou thématiques (27 pour cent) dans leur stratégie ESG, mais les deux tiers excluent tout de même au moins un secteur de leur univers d’actifs investissables, un sur neuf excluant jusqu’à cinq secteurs !
L’étude observe néanmoins que « malgré le manque d’indices ESG acceptés par l’industrie, il existe une attirance croissante pour l’investissement ESG passif par des investisseurs attirés par ses faibles coûts, ses risques réduits et ses avantages de diversification » et qui ne manqueront pas d’être intéressés par « l’adoption élargie des indices de référence de l’UE sur la transition climatique ». Selon plusieurs enquêtes, l’avenir des fonds ESG s’annonce sous d’heureux auspices. Celle du cabinet Cerulli Associates auprès de gérants de fonds dans les compagnies d’assurance a révélé que 66 pour cent des personnes interrogées à travers l’Europe envisagent d’intégrer les énergies renouvelables dans leurs offres de fonds. La proportion des fonds ESG article 8 et article 9 devrait continuer à augmenter sur tous les marchés européens couverts par les recherches de Cerulli.
De son côté PWC estime que les actifs sous gestion des fonds OPCVM ESG domiciliés au Luxembourg dépasseront 3 300 milliards d’euros d’ici 2026, soit une augmentation de moitié en seulement trois ans. Mais c’est loin d’être gagné. Selon les chiffres publiés par l’Efama courant décembre, l’encours des fonds en Europe était, au 30 septembre 2022, de treize pour cent inférieur à ce qu’il était fin 2021 (moins quatorze pour cent au Luxembourg). Celui des OPCVM avait diminué de 15,2 pour cent. Au seul troisième trimestre, ces derniers ont connu des « net ouflows » de quelque 123 milliards d’euros, un montant inédit depuis 2008, portant le total de sorties à 311 milliards sur neuf mois alors que l’année 2021 n’avait connu que des flux positifs pour un total de 795 milliards. Les fonds ESG pris globalement ont connu la même évolution avec des sorties nettes de 17,5 milliards au troisième trimestre, soit un peu plus de quatorze pour cent du total de la décollecte.
Mais l’évolution est très différente selon leur classification. Les fonds article 8 connaissent des sorties régulières depuis le début 2022, avec un cumul négatif de 142,4 milliards alors qu’en 2021 après l’entrée en vigueur du SFDR, donc également sur une période de neuf mois, ils avaient engrangé près de 324 milliards. Dans ce paysage quelque peu déprimant, les fonds article 9 tirent leur épingle du jeu. Sur neuf trimestres consécutifs, les « net sales » ont toujours été positives, à hauteur de 72 milliards en 2021 et de 32,5 milliards en 2022. C’est certes moitié moins mais dans un marché globalement orienté à la baisse. Au Luxembourg, l’encours global des fonds a diminué de quatorze pour cent entre le début 2022 et la fin septembre, avec des « net sales » négatives de 171 milliards. La baisse atteint même 17 pour cent pour les OPCVM à cause d’un mauvais troisième trimestre.
Les publications de la CSSF ne permettent pas d’étudier en détail la tendance récente des fonds ESG au Luxembourg. On peut faire l’hypothèse qu’ils ont connu une évolution comparable à celle constatée au niveau européen par l’Efama, à savoir une désaffection pour les fonds article 8 et un intérêt toujours soutenu, quoiqu’en baisse, pour les fonds article 9. Mais ces derniers ne représentent qu’une minorité et l’évolution de la réglementation pourrait encore en réduire le nombre.
Bémols sur les données ESG
Si l’étude de LSFI et PwC Luxembourg a porté sur les OPCVM durables, ce n’est pas seulement en raison de leur poids au Grand-Duché et en Europe. C’est aussi parce que « à l’heure actuelle, l’industrie des fonds d’investissement reste le seul secteur évaluable au sein de l’industrie financière. En effet, il s’agit actuellement du seul secteur disposant de données ESG cohérentes et publiques, à la fois historiques et actuelles » écrivent les auteurs du document, qui déplorent que « les tentatives d’analyse du paysage ESG au sein de l’ensemble du secteur des services financiers au Luxembourg sont considérablement limitées par le manque de données publiquement disponibles sur les secteurs de la banque et de l’assurance, ainsi que sur les secteurs d’investissement alternatifs (Private Equity, Venture Capital, Real Estate et Infrastructure) ». La rareté des données accessibles au public n’est pas propre au Luxembourg, elle peut être observée dans le monde entier.
Mais si les études sur la finance durable ont tendance, de ce fait même, à privilégier l’industrie des fonds, seul secteur pour lequel des données (payantes) sont disponibles, elles ne sont pas pour autant faciles à mener. En effet, « les dimensions et les données ESG qui sont évaluées dans diverses études, y compris celle réalisée par LSFI et PwC, dépendent fortement des fournisseurs individuels de données, qui ont généralement un contrôle exclusif sur la manière dont leurs données ESG sont collectées et classées ».