Épinglée par des enquêtes médiatiques, la réglementation pour la finance durable se dirige vers une énième réforme

Les engagements verts mis à nu

Une manifestation de Greenpeace devant la Banque européenne d’investissement en novembre 2021
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 09.12.2022

Les législateurs européens raffolent des sigles. Ils sont censés simplifier une régulation compliquée. Mais en règle générale, le grand public ne perce jamais le mystère, à l’exception notable du RGPD (règlement général sur la protection des données) entré en vigueur en 2018. Ainsi les sigles DDA ou Mica, par exemple, restent inconnus, alors même que la directive sur l’assurance et le règlement sur les crypto-actifs, auxquels ils se réfèrent, peuvent impacter tout un chacun directement dans son quotidien financier. C’est aussi le cas du SFDR, pour Sustainable Finance Disclosure Regulation, un règlement entré en vigueur le 10 mars 2021 et dont le thème est la « finance verte », laquelle connaît un vif engouement depuis une dizaine d’années.

À mesure que le respect des critères ESG (environnementaux, sociaux ou sociétaux et de gouvernance) guidait de plus en plus les investisseurs institutionnels et particuliers dans le choix des entreprises auxquelles apporter leurs capitaux, le risque était grand que certaines d’entre elles pratiquent de manière plus ou moins subtile le « greenwashing » ou écoblanchiment, qui consiste à se présenter comme plus vertueux qu’on ne l’est réellement dans le respect desdits critères. Plusieurs grandes entreprises, et non des moindres, comme Danone, McDonald’s, Nestlé ou Coca-Cola ont été prises « la main dans le sac » en publiant des données extra-financières erronées ou déguisées. Mais le risque existait aussi que les gérants de fonds se livrent à la même pratique en incluant dans leurs « portefeuilles verts » des entreprises respectant peu les fameux critères.

Adopté en novembre 2019, le SFDR est un règlement précisant les informations à fournir aux investisseurs en matière de développement durable. Concernant plus particulièrement les sociétés de gestion, les fonds doivent être répartis en trois catégories distinctes, désignées par le numéro de l’article du règlement qui s’applique. Dans les fonds classés Article 6, on se borne à décrire la façon dont sont intégrés les risques en matière de durabilité et l’évaluation de leur impact. Les fonds Article 8 sont ceux qui promeuvent des caractéristiques environnementales et sociales lors du processus d’investissement. Les fonds classés Article 9 ont un objectif explicite d’investissement durable parallèlement à leur recherche de performance financière. Les entreprises choisies doivent réduire leur impact négatif sur le plan environnemental et social, tout en intégrant dans leur gestion le respect des droits de l’homme et la lutte contre la corruption. Autant dire que les « articles 9 » constituent le haut-de-gamme des fonds durables.

Comment, depuis mars 2021, les gérants ont-ils appliqué cette classification, qui était laissée à leur discrétion ? On sait que mi-2022 62,1 pour cent des fonds étaient classés en article 6, 33,6 pour cent en article 8 et à peine 4,3 pour cent (soit 1 080 unités) en article 9, mais pour des montants assez importants. Les résultats de l’enquête lancée par les sites d’investigation Follow the Money et Investico en partenariat avec une dizaine de médias (dont Le Monde en France, le Luxembourg Times et le Wort au Grand-Duché), publiés le 29 novembre, sont édifiants. Intitulée The Great Green Investment Investigation, l’étude observe d’abord que l’investissement durable jouit désormais d’une grande popularité avec, fin juin 2022, près de 4 200 milliards d’euros d’encours pour les fonds se qualifiant eux-mêmes de « durables ». C’était à ce moment davantage que la capitalisation boursière agrégée d’Alphabet, de Coca-Cola, de Nestlé, de Pfizer, de Samsung, de Shell, de Toyota, de Walmart, de Disney et d’ASML, estimée à 4 000 milliards.

Les fonds Article 9, dits aussi « dark green » ou « super verts », étaient au nombre de 1 141, pour un total de 619 milliards. 838 fonds ont pu être étudiés en détail. Près de la moitié des fonds, 46 pour cent précisément, investissaient (au 30 juin 2022) dans des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz) et l’aviation (construction aéronautique et transport aérien). Deux exemples d’industrie polluantes parmi d’autres. Vingt fonds ont investi dans Delta Airlines pour un montant de 28,6 millions d’euros. Dix fonds ont placé quelque 37 millions d’euros dans la norvégienne Equinor, un des plus gros acteurs du gaz naturel en Europe. Ont été identifiées dans les portefeuilles des 387 fonds litigieux dix des vingt entreprises tenues responsables de plus d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre par le Climate Accountability Institute. Leur liste ainsi que celle des principaux « investissements gris » qu’ils réalisent figure en annexe des résultats de l’enquête.

Accusées de tromper les investisseurs avec de faux labels, les sociétés de gestion se défendent en évoquant le flou de la réglementation. La définition même d’un investissement durable « reste très vague et ouverte à interprétation de la part des sociétés de gestion », selon Eurosif, association européenne de promotion de l’investissement durable en Europe. Une responsable d’Axa fait observer que « l’article 2.17 sur la définition d’un actif durable dans le SFDR fait huit lignes ». Le règlement « taxonomie » adopté en juin 2020, supposé compléter le SFDR en listant les activités considérées comme durables n’a fait qu’ajouter à la confusion. Un autre argument fréquemment présenté par les lobbys est celui du poids de certaines entreprises dans la transition écologique. Daniel Tondu, président de Gestion 21, une société de gestion à Paris, indique que « Total Energies fait partie de notre portefeuille : les énergies renouvelables ne comptent que pour 0,3 pour cent de son chiffre d’affaires, mais elles représentent un tiers de ses investissements en 2022, soit quatre milliards d’euros, ce qui fait du groupe un des premiers investisseurs en France sur les énergies propres ».

Les résultats de la Great Green Investment Investigation n’ont pas vraiment surpris, car d’autres études récentes allaient dans le même sens. Selon le quotidien Les Échos, sur la plateforme technologique axée sur le développement durable Clarity AI, près de vingt pour cent des fonds Article 9 ont une exposition de plus de dix pour cent à des sociétés non conformes aux principes du PMNU (Pacte mondial des Nations unies, la plus grande initiative mondiale en matière de pratiques commerciales responsables et de développement durable, lancée en 2000) ou aux directives de l’OCDE concernant les multinationales. Pire encore, quarante pour cent d’entre eux ont une exposition de cinq pour cent à des sociétés coupables de délits allant de la corruption aux dommages environnementaux.

La publication de l’enquête des médias européens est intervenue à un moment où, de toute manière, les sociétés de gestion étaient appelées à revoir leur classification. En effet, la Commission a reconnu que le SFDR, créant un « cadre relativement nouveau », est appelé à se perfectionner avant la fin de l’année pour être en phase avec les « normes techniques dites de niveau 2 » qui paraîtront en janvier. La reclassification va être importante. Un grand nombre de fonds Article 9 devraient être dégradés aux niveaux inférieurs (en Article 8 voire en Article 6). Morningstar a déjà recensé 41 fonds Article 9 passés en Article 8 au troisième trimestre. Plusieurs grands gestionnaires comme BlackRock ou Robeco sont en cours de travail. Chez AXA IM, 21 fonds initialement labélisés Articles 8 et 9 ont déjà été reclassés, et 24 autres le seront bientôt. Cela représente environ un quart des fonds verts du groupe. Le 23 novembre, Amundi a annoncé que presque tous ses fonds Article 9 seraient déclassés. D’autres acteurs préfèrent attendre que la réglementation s’éclaircisse en janvier pour procéder à cette reclassification.

En septembre dernier, les trois autorités européennes de supervision (Esma pour les marchés financiers, EBA pour les banques, EIOPA pour les assureurs et les fonds de pension), qui devront veiller à l’application de la réglementation, ont interrogé la Commission européenne pour éclaircir des points-clés. L’exigence de durabilité portera-t-elle sur l’entreprise dans son ensemble (auquel cas, peu d’entre elles seront éligibles) ou sur certaines de ses activités ? À partir de quel pourcentage du chiffre d’affaires réalisé dans des activités durables une société sera-t-elle admise dans un fonds Article 9 ? Autre question cruciale, les entreprises très engagées dans une « stratégie de transition » peuvent-elles déjà être considérées comme durables ? Si ce n’est pas le cas, on peut craindre que l’essentiel des fonds soient labellisés Article 8, contre un tiers aujourd’hui, « ce qui fait perdre tout son intérêt à la réglementation » pour Guillaume Abel, directeur général délégué de Mirova, une société de gestion parisienne.

Une exigence de « cent pour cent durable » ne poserait pas de problème aux petites sociétés cotées ou non spécialisées dans les activités durables, mais les grandes sociétés cotées, aux activités plus variées, même si elles recherchent un meilleur impact environnemental et social, risquent de ne pas être éligibles. Le déchet serait considérable car Morningstar ne répertorie que 26 fonds exposés à cent pour cent aux investissements durables. Les superviseurs s’interrogent aussi sur l’attitude de Bruxelles vis-à-vis des méthodes de reporting des fonds Article 9, certains acteurs comme Novethic, un média spécialisé dans la finance durable (et qui a lui-même lancé un label Fonds vert dès 2013) ayant constaté qu’elles restent encore loin des exigences de la Commission européenne. Si un durcissement devait intervenir, il aurait probablement un impact sur la classification.

Un règlement contesté

Le règlement « taxonomie » a été adopté six mois après le SFDR, après qu’un groupe d’experts a fixé des critères pour sélectionner les activités contribuant « de façon substantielle à l’atténuation et l’adaptation au changement climatique ». Les recommandations publiées en mars 2020 excluaient notamment le gaz et le nucléaire. Un premier « acte délégué » sur le volet climatique de la taxonomie, adopté le 4 juin 2021, reprenait cette exclusion. Mais à la surprise générale, un acte délégué complémentaire a été adopté par la Commission le 2 février 2022, et cette fois le gaz et le nucléaire sont en partie intégrés aux activités durables en raison de leur « rôle à jouer pour faciliter le passage aux énergies renouvelables et à la neutralité climatique ». Une décision qui a provoqué un tollé dans certains pays comme l’Allemagne, mais aussi l’Autriche et le Luxembourg, où les gouvernements ont maintenant intenté une action en justice.

Le Parlement européen ne s’est pas opposé le 6 juillet 2022 à l’acte délégué qui propose d’inclure des activités nucléaires et gazières spécifiques à la liste des activités durables. Dès lors il entrera en vigueur le 1er janvier, dans moins de trois semaines. Les ONG ne désarment pas contre ce projet. En septembre huit antennes européennes de Greenpeace ont annoncé engager une action judiciaire pour le contester. « La Commission européenne s’est sali les mains en qualifiant le gaz et le nucléaire de verts » a déclaré Roger Spautz de Greenpeace Luxembourg.

Georges Canto
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