d’Land : Monsieur Nosbusch, les défis conjoncturels s’amoncellent : retournement des taux, inflation galopante, bouleversements géopolitiques avec la guerre en Ukraine, mais aussi la méfiance envers certains régimes peu recommandables. Vient aussi le défi plus structurel, celui du réchauffement climatique. Est-ce pour mieux conjuguer toutes ces problématiques que les responsabilités de la stratégie, de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE), de la communication, ainsi que la mission de chef économiste vous incombent ?
Yves Nosbusch : Ces fonctions sont très liées aujourd’hui. La RSE est de plus en plus au cœur de notre stratégie. C’est un élément structurant. Il existe une interaction forte entre perspectives économiques, stratégie RSE, stratégie plus globale de la banque, mais aussi ce qu’on communique en interne et en externe.
Comment la problématique environnementale est-elle appréhendée au quotidien?
Il existe de nombreux aspects. Nous avons mis en place des formations pour l’ensemble de nos collaborateurs pour encourager l’acculturation et l’acquisition de connaissances dans ce domaine. Les personnes en contact avec les clients - particuliers ou entreprises - suivent des formations spécifiques pour conseiller nos clients en connaissance de cause.
Et au niveau du back-office?
Il faut une prise de conscience collective car toute la chaîne de valeur est impactée. Cela demande aussi des changements dans les systèmes. Nous devons de plus en plus collecter des données sur les aspects RSE de nos crédits, de nos investissements, les agréger, les diffuser au régulateur, mais aussi les prendre en compte en communication financière, au niveau du groupe. Les données extra-financières ESG (Environmental, Social, Governance) deviennent de plus en plus importantes.
Vous infusez ces problématiques via le Comex. En tant que chief economist, sur quoi veillez-vous le plus aujourd’hui ?
Plusieurs problématiques se posent pour les mois à venir. Il nous faut surveiller les orientations géopolitiques. Les goulets d’étranglement vont-ils se résorber ? Que deviendra la politique Covid-19 en Chine ? Qu’en sera-t-il de la situation dans les ports ? Quelle sera l’ampleur du ralentissement en Europe et aux États-Unis ? Quel sera l’impact sur le chômage et les bénéfices des entreprises ? Est-ce que les banques centrales vont tenir le rythme des hausses de taux qui sont aujourd’hui anticipées par les marchés ? Comment évoluera l’inflation ? Même si nous pouvons clairement nous attendre à une diminution significative de l’inflation totale en 2023 à cause d’effets de base, notamment sur les prix de l’énergie, dans quelle mesure l’inflation sous-jacente va-t-elle diminuer au cours des mois à venir face à des effets de second tour de plus en plus présents, surtout aux États-Unis. Last but not least : dans quelle mesure cette crise va-t-elle accélérer la transition énergétique ?
Quel est votre sentiment face à ces développements ?
C’est un environnement complexe et assez inédit.
En tant que banque possédée à 34 pour cent par l’État et vu les bouleversements géopolitiques en cours, avec des degrés de fréquentabilités évolutifs pour certains régimes, est-ce que la stratégie commerciale évolue ?
Nous sommes évidemment très vigilants sur le respect de toutes les sanctions et exigences réglementaires en place. BGL BNP Paribas a deux actionnaires principaux : l’État luxembourgeois et BNP Paribas, l’actionnaire industriel. C’est une banque de plein exercice avec sa propre gouvernance, son conseil d’administration et son comité exécutif. Toute décision doit être prise au niveau local.
On assiste à une certaine « wokisation » de la finance, à son réveil moral ?
Je suis absolument persuadé que le secteur financier et les banques en particulier ont un rôle très important à jouer dans la transition énergétique. Il est vrai aussi que nous nous intéressons de plus en plus à des questions d’inclusion sociale. Nous prenons les questions de diversité très au sérieux et nous suivons de très près un certain nombre d’indicateurs au sein de l’entreprise. Nous travaillons aussi à l’inclusion au-delà de l’entreprise. Nous menons différents projets en ce sens. BGL BNP Paribas est un actionnaire fondateur de Microlux, institution de microfinance qui soutient des projets non éligibles au crédit bancaire traditionnel. En 2022, nous avons aussi fait don de 1 400 de nos ordinateurs de seconde main à Digital Inclusion et Ecodair, deux associations spécialisées dans le reconditionnement de matériel informatique et dans la réinsertion par le travail.
Comment jugez-vous l’évolution de la finance depuis vos débuts en 1998 chez J.P. Morgan à Londres en salle de marchés ?
Il y a cette prise de conscience que la finance a un rôle à jouer dans la transition durable au sens large. Je pense que c’est relativement récent. Quand j’ai commencé, c’était moins dans l’esprit des gens. Mais des principes demeurent : la finance joue un rôle fondamental d’intermédiation dans l’économie avec, d’un côté, des particuliers ou des institutionnels qui ont de l’argent à investir et, de l’autre, des particuliers et des entreprises qui ont des besoins de financement. La finance peut aussi jouer un rôle utile pour une meilleure allocation des risques dans une économie et même entre pays.
Est-ce que la banque telle qu’on la connait a un avenir face à ces bouleversements majeurs ?
Je crois beaucoup en l’avenir de l’activité bancaire. Ce rôle d’intermédiation demande beaucoup de compétences. Un accord de crédit, ce n’est pas un processus facile. Cela requiert un savoir-faire. Vient s’ajouter à cela un rôle d’accompagnement dans la transition énergétique et durable.
Une étude Greenpeace parue la semaine passée accuse les banques luxembourgeoises de ne pas ou trop peu proposer de produits financiers durables, à l’exception justement de BGL BNP Paribas. Que vous inspire ces accusations de greenwashing ?
Le statement de l’ABBL résume bien la position des banques dans leur ensemble. (Il lit le communiqué du lobby, ndlr.) Nous sommes depuis un certain temps déjà très vigilants sur les fonds que nous proposons à nos clients. Nous nous engageons tous les jours à faire avancer les choses.
Adoptez-vous la même vigilance vis-à-vis du risque climatique ?
Là, nous nous inscrivons pleinement dans les engagements du groupe. Ils sont très structurants. BNP Paribas a mis en place des politiques destinées à mettre progressivement fin au financement des énergies les plus polluantes comme le charbon, les hydrocarbures non-conventionnels, etc. En avril 2021, le Groupe a participé à la création de la Net Zero Banking Alliance, une initiative lancée par l’ONU Environnement où des banques s’engagent à financer une économie neutre en carbone d’ici 2050. Cette année, BNP Paribas a publié son premier rapport d’analyse et d’alignement pour le climat, mettant en avant ses premiers engagements pour financer une économie net zéro d’ici 2050. Le Groupe s’est notamment engagé à réduire de douze pour cent, entre 2020 et 2025, son exposition-crédit aux activités d’exploration et de production de pétrole et de gaz.
Dans son allocation d’actifs, est-ce que la banque rejette maintenant l’achat de titres d’entreprises essentiellement liées aux énergies fossiles, comme Total ?
Dans les décisions de crédit et d’investissement, on doit tenir compte de ces engagements. De manière plus générale, nous essayons d’accompagner nos clients dans l’amélioration de leur bilan carbone.
Vous essayez de mitiger le risque qu’ils portent ?
Nous pouvons même leur demander de s’engager sur des trajectoires de réduction pour conditionner les financements.
Plus l’empreinte carbone d’une entreprise débitrice est élevée, plus la pondération du risque le sera ?
C’est même plus fondamental que la pondération de risque. Nous pouvons refuser des crédits s’il n’y a pas d’engagement sur une décarbonation. Cela arrive.
Après il y a la gestion du risque interne…
Oui, les stress tests en particulier sont un élément structurant pour les banques.
Structurant, mais pas obligatoire…
Il y a un grand effort de la part des régulateurs et des banques de mettre tout cela en place. C’est complexe. Cela présuppose des bases de données puissantes. Si l’on parle d’immobilier par exemple, il nous faut localiser les biens financés et identifier les zones à risque, notamment des zones inondables. Il faut construire ces bases. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. C’est en cours.
Est-ce que le poids de la dette des entreprises dans les livres de BGL BNP Paribas porte une charge environnementale en fonction du secteur d’activité dans lequel elles opèrent ?
Nous avons des politiques sectorielles avec neuf secteurs sensibles, à la fois en matière de changement climatique et en matière de droits de l’homme. Ce sont l’agriculture, l’huile de palme, la pâte à papier, le charbon, le pétrole et le gaz, le nucléaire, le tabac, la défense et l’industrie minière.
Une fois ces secteurs identifiés qu’est ce que cela implique ?
Cela implique que l’on va avoir une vigilance beaucoup plus forte et des questionnaires très spécifiques sur les activités qui sont opérées dans ces secteurs. Si les réponses aux questions ne nous satisfont pas, nous refusons le financement. À titre d’exemple, pour la question des droits de l’homme, la politique défense de BNP Paribas prévoit des critères d’exclusion stricts, notamment en ce qui concerne les armes régies par les conventions internationales majeures. Elle exclut aussi de financer les exportations d’armes vers des pays au sein desquels les Nations unies ont constaté des violations graves des droits des enfants.
Vous exercez un certain devoir de vigilance…
Oui. Pour l’ensemble des secteurs d’activités, nous sommes en train de déployer de nouveaux outils de gestion des risques ESG. Là il peut y avoir des questions très spécifiques. Dans le secteur de la chimie, on pose par exemple la question de savoir si les collaborateurs ont suivi des formations sur les dangers des produits qu’ils manipulent.
Ce monitoring a un coût. Est-ce qu’on va vers une consolidation bancaire à l’aune de ces réglementations ?
Je pense qu’à l’avenir l’analyse financière traditionnelle sera systématiquement accompagnée d’une analyse des facteurs ESG. Cela demandera des investissements importants de la part des banques.
Est-ce que cela implique de renoncer à la rentabilité qu’a pu connaitre la banque voilà vingt ans ?
Difficile de répondre à cette question dans le moyen-long terme. Je pense que les entreprises qui ne prennent pas en compte les considérations RSE-ESG courent le risque de ne pas survivre. Nous sommes en tout cas pleinement mobilisés sur le sujet.
Dans ce contexte de défis multiples et avec la récession à l’horizon, quel degré de risque porte l’exposition de BGL BNP Paribas au marché l’immobilier luxembourgeois ?
Il faut suivre en priorité l’évolution du chômage. On observe un ralentissement de l’activité en zone euro avec des taux directeurs de la Banque centrale européenne (BCE) qui ont augmenté et un marché qui anticipe qu’ils continueront à augmenter. Nous nous attendons à une récession et la question qui se pose est celle de l’ampleur du ralentissement. La réponse va déterminer l’ampleur de l’augmentation du chômage. Il est déjà vrai aujourd’hui qu’avec la remontée des taux observée, pour un revenu disponible donné, la capacité de financement a diminué. Le montant total du prêt qui peut être accordé diminue puisque la charge d’intérêt augmente. Le cadre réglementaire sur la capacité de financement a également évolué.
Êtes vous confronté sur des crédits existants, à plus de défauts qu’à la normale ?
Pour le moment, nous n’observons pas d’augmentation significative.
Pour les prochains mois, comment une banque comme BGL BNP Paribas s’adapte-t-elle ?
Il faut rester vigilant sur les accords de nouveaux crédits. Mais nous continuons à en accorder beaucoup.
Vous avez aussi présidé le Conseil national des finances publiques (CNFP). Quels paramètres budgétaires méritent une attention particulière ?
Les États européens font globalement face à une situation complexe : comment réagir face à un ralentissement significatif de l’activité combiné à une inflation forte. C’est un vrai casse-tête, aussi bien pour la politique monétaire que pour la politique budgétaire. Faut-il laisser ralentir la demande pour réduire l’inflation face à une offre qui est quand même contrainte aujourd’hui ? Ou, au contraire, faut-il soutenir le pouvoir d’achat pour éviter une chute trop brutale du revenu disponible en attendant que les contraintes du côté de l’offre se résorbent ? Sachant qu’avec la deuxième option, on court le risque d’une augmentation plus structurelle de l’inflation et donc d’un désancrage des attentes d’inflation. Ce que la BCE souhaite éviter à tout prix.
C’est-à-dire ?
Que les gens s’attendraient à une inflation élevée, mais de manière pérenne, à long terme. À ce stade on anticipe que l’inflation reviendra au niveau cible de la BCE d’ici deux à trois ans. Si les attentes des entreprises et des particuliers se désancraient, c’est-à-dire s’ils ne croyaient plus en la capacité de la BCE de juguler l’inflation, à ce moment-là, cela pourrait devenir auto-réalisateur. On n’est pas dans ce scénario aujourd’hui. C’est important de l’éviter. En ce qui concerne la politique budgétaire, au Luxembourg, nous avons la chance d’avoir une dette publique relativement faible par rapport au PIB.
Personnellement, tous ces bouleversements auxquels il faut faire face, qu’est-ce que cela vous procure comme sentiment ?
C’est très enthousiasmant. Je crois fortement à l’idée que la finance peut jouer un rôle important dans l’accompagnement de ses clients vers une économie plus durable. Cela donne beaucoup de sens à notre travail quotidien. Oui, il faut s’adapter. Cela demande beaucoup d’efforts mais on peut y arriver..