L’affaire dite Lunghi/RTL a occupé le tribunal cette semaine. Où il est question de manipulation d’images, de pressions hiérarchiques et de journalisme à sensation

Le linge sale de la famille RTL

Arrivée d’Enrico Lunghi et de sa femme lundi après-midi au tribunal
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 20.10.2023

Le troisième essai aura été le bon. Après deux reports, en février (d’Land 03.03.2023) et en avril, le procès opposant Enrico Lunghi à quatre prévenus issus des rangs de RTL a enfin eu lieu cette semaine. Dès lundi, une des salles du tribunal d’arrondissement de Luxembourg a attiré les foules. Le banc réservé à la presse n’a pas suffi pour accueillir tous les journalistes et ceux du publics se sont bien remplis. On y retrouve Enrico Lunghi et ses soutiens, mais aussi, mardi Dan Hardy et d’autres membres de l’ADR. L’ancien journaliste s’intéresse à ce qui touche son ancienne maison et veut « montrer les rouages des médias » au jeune Maksymilian Woroszylo. Les matinées de mercredi et jeudi, destinées aux plaidoiries, ont connu moins de succès sur les rangs du public, mais la presse est toujours largement représentée, y compris par RTL qui veut sans doute montrer que la chaîne, titulaire d’une mission de service public, a changé depuis l’affaire.

Les faits remontent à l’automne 2016, une petite éternité au rythme où va le monde. La première étape du procès a remémoré les événements, notamment à travers les images tournées à l’époque. L’audience visionne le reportage qui a déclenché toute l’affaire. Sophie Schram, alors collaboratrice indépendante de RTL dans le cadre de l’émission Den Nol op de Kapp, y interrogeait Enrico Lunghi, à l’époque directeur du Mudam, sur ses choix d’exposition. On la voit qui insiste à diverses reprises sur l’appréciation personnelle du directeur à l’égard de l’artiste Doris Drescher qui s’est plainte de ne pas être exposée au musée. Enrico Lunghi s’énerve, sort de ses gonds et repousse fortement le micro. Sont également montrés, la suite de l’interview, les rushs et plans de coupes où l’on voit que le calme a repris, les questions et les réponses sont posées, la journaliste finit par dire merci et le directeur s’excuse de son comportement quelque peu irascible. On rappellera qu’après la diffusion du reportage le 3 octobre 2016, le ministre de la Culture de l’époque, Xavier Bettel exige une enquête disciplinaire. Puis, se sentant peu soutenu et dénigré au cœur d’une tempête médiatique, Enrico Lunghi démissionne et porte plainte en diffamation.

Au cours des dépositions des témoins, puis des prévenus, il a été beaucoup question de détails chronologiques, mais surtout de chaîne de prises de décision, de pressions hiérarchiques et de qualité journalistique. Les débats portent sur le comportement brutal d’Enrico Lunghi, son emportement, son geste vif. Les questions autour de la véracité de la blessure de Sophie Schram sont largement abordées. Le jeu de dupes autour du dépôt de plainte supposé et des excuses exigées occupe aussi une partie des discussions. Mais ce qui transparaît est avant tout une division profonde au sein de la chaîne de télévision sur ce que doit être l’information dans le cadre d’une mission de service public, ce qui se montre ou pas, qui dirige, qui a le dernier mot. Entre les lignes, c’est le procès d’une époque, d’un système, d’un type de journalisme et d’un style de management qui se joue. Aujourd’hui Alain Berwick est à la retraite, Den Nol op de Kapp n’est plus à l’antenne pas plus que Marc Thoma ou Sophie Schram.

Les deux premiers témoignages, celui du rédacteur en chef du journal télévisé de l’époque, Alain Rousseau et de Caroline Mart, son adjointe, illustrent l’impasse dans laquelle ils se sont trouvés. Ils expliquent que Steve Schmit, responsable du pôle magazine de la chaîne leur a demandé leur avis sur l’interview de Sophie Schram, avant sa diffusion. « Ça n’avait ni queue ni tête », raconte Alain Rousseau. « Ce n’était pas diffusable en l’état », confirme Caroline Mart. Tout trois s’opposent à la diffusion de ces images d’autant « qu’il n’y avait pas d’urgence. Nous voulions réfléchir posément sur le fond et la forme de ce sujet », ajoute-t-elle. Stéphane Maas, le président de la chambre correctionnelle, paraphrase pour clarifier la problématique : « Ce sont deux angles de reportage différents. Soit il s’agit des artistes qui se plaignent ou alors d’une journaliste attaquée par son partenaire d’interview dans le cadre de son métier. »

L’interview sera diffusée le 20 septembre, après avoir été montée sans l’incident du microphone. Le 26 septembre, Alain Berwick, le CEO de RTL convoque la rédaction en chef du journal télévisé. Sophie Schram est déjà dans le bureau, le bras bandé. Marc Thoma l’accompagne. « Sophie Schram ne nous avait pas parlé de blessure », clament Caroline Mart et Alain Rousseau. Ils qualifient la réunion de « très désagréable » et « pas une partie de plaisir », car ils sont menacés d’être licenciés, Berwick leur reprochant de ne pas avoir protégé la journaliste. « Nous avons été mis hors jeu », considère la rédactrice en chef adjointe. Le ton est monté très fort par moments. « Je n’ai pas souvent crié dans ma carrière », se défend Alain Berwick. Sur le banc derrière lui, Steve Schmit secoue la tête, incrédule.

Lors de cette réunion, il est question que Sophie Schram porte plainte contre Enrico Lunghi. Ce qui rendrait l’affaire publique. « Nous devions alors montrer les images avant que les autres médias ne prennent le sujet à bras le corps », explique Steve Schmit. Pour autant, il se dit « écarté » et « floué » par un Alain Berwick particulièrement remonté. Le 3 octobre, le reportage nouvellement monté, où l’on voit Enrico Lunghi qui repousse le micro et où Sophie Schram fait état de sa blessure est diffusé dans l’émission Den Nol op de Kapp. On saura plus tard que la plainte de Sophie Schram n’a jamais été déposée. « Le groupe négociait avec Enrico Lunghi pour qu’il présente des excuses pour éviter la plainte », détaille Steve Schmit.

Deux visions du journalisme s’opposent. « Caroline Mart et Den Nol sont deux mondes qui ne se comprennent pas », résume Alain Berwick. Marc Thoma explique que Sophie Schram s’est sentie humiliée qu’on ait retoqué son reportage, considère que Caroline Mart veut protéger Lunghi et qu’ils font tous deux partie d’une élite. Il revendique vingt années d’émissions qui « donne une voix aux faibles face aux puissants ». (Alain Berwick dira qu’elles sont « les moins chères et avec la meilleure audience ».) Le président de la chambre correctionnelle, Stéphane Maas, lui demande s’il ne cherchait pas à dramatiser la situation pour rendre le reportage « plus croustillant » et à donner une mauvaise image d’Enrico Lunghi. « Vous avez peut-être une relation épidermique avec l’art contemporain », ironise-t-il. Le journaliste affirme n’avoir pas eu l’intention de nuire volontairement au directeur du Mudam. Il n’arrive pas à expliquer pourquoi les dernières minutes de l’interview, apaisée, ne sont pas montrées. Il se défend d’avoir manipulé les images pour faire du sensationnalisme, indiquant que « le son était mauvais », pour justifier le collage de deux phrases qui renforce la dureté des propos de Lunghi.

Un des enjeux du procès est de savoir qui a décidé de mettre le focus sur la violence de Lunghi et qui en a validé la diffusion. Si Marc Thoma a supervisé le montage de l’émission, Alain Rousseau et Caroline Mart considèrent qu’Alain Berwick a une grande responsabilité puisqu’il a donné son feu vert à la diffusion. L’ancien CEO se défend en expliquant devoir soutenir son personnel. Il explique que Sophie Schram a insisté pour le voir dès son retour de vacances. « Elle est arrivée avec un bandage et un certificat médical, m’a montré la séquence où Lunghi la repousse ». Alain Berwick dit avoir voulu protéger la journaliste, d’autant plus que c’est une fille (« Meedchen »), il invoque MeToo et affirme n’avoir pas vu les images avant diffusion (« de mon bureau je n’ai pas accès au serveur »). Le procureur lui demande s’il n’a pas réagi de manière irrationnelle, à chaud, sans avoir tous les éléments. Le président pose l’hypothèse qu’il aurait été instrumentalisé, manipulé par Sophie Schram et Marc Thoma. Mais Berwick insiste : Il n’a pas eu d’influence sur la manière dont le reportage a été réalisé et monté. Il répète : « On ne peut pas passer sous silence ce que d’autres médias rapportent. À l’étranger, cacher qu’une personnalité publique agit de la sorte avec une journaliste, ça aurait fait scandale. »

Dans un plaidoyer d’une heure Jean Lutgen, avocat d’Enrico Lunghi, a passé en revue tous les rapports (ceux du Conseil de presse et de l’Alia, l’autorité de des médias audiovisuels) qui pointent la manipulation des images et blâment RTL. Il cite « une interview qui ne correspond pas aux pratiques déontologiques /.../ Une manipulation de l’image et du son pour créer une réalité inexistante ». L’avocat considère que l’intention méchante est bien prouvée. « Marc Thoma et Sophie Schram ont construit une histoire sur des mensonges avec l’intention de nuire à mon client » et de le discréditer, estime l’avocat. Il demande des dommages et intérêts d’un montant de quelque 46 000 euros, aux termes du préjudice moral, d’atteinte à l’intégrité physique et de pertes financières.

« Il n’y a pas de gagnant dans cette affaire. Tout le monde aurait pu mieux faire pour éviter de se retrouver devant un tribunal », commence le représentant du ministère public dans son réquisitoire. Il critique une interview mal faite, qui n’apporte pas de réponse, sans pour autant minimiser l’attitude de Lunghi, loin d’être normale et professionnelle. Il estime que le montage a forcément induit le public en erreur (« sur 155 000 spectateurs, pas tous sont des lumières », risque-t-il). Il aurait fallu garder la suite calme de l’interview, après l’empoignade, et les excuses de Lunghi à la fin pour les spectateurs se fassent une idée plus objective de la situation. Il revient sur le fait que Sophie Schram ne semblait pas blessée, n’a pas évoqué de douleur pendant plusieurs jours. Il l’estime donc coupable. Tout comme Marc Thoma qui a voulu faire du journalisme à sensation au détriment de Lunghi en montant les images qui l’incriminait. « C’était une comédie. Marc Thoma sait que le reportage ne reflète pas ce qui s’est passé. Et Sophie Schram a participé à cette mise en scène ». Des amendes sont requises pour eux deux. En revanche le ministère public demande l’acquittement pour Steve Schmit, qui n’avait pas d’autorité pour annuler la diffusion et d’Alain Berwick qui n’avait pas vu les images avant de donner son accord pour la diffusion.

Rageur et tapant du poing, Gaston Vogel, avocat de Sophie Schram, trouve qu’il n’y a rien à reprocher à sa cliente au vu de son certificat médical et des excuses de Lunghi (« On ne s’excuse pas si on est innocent »). « Elle n’était pas présente le jour de la diffusion. Ce qu’on lui reproche la dépasse. C’est elle la victime », martèle l’avocat. Sa plaidoirie est émaillée de petites piques à l’encontre du parquet, de la durée de l’instruction ou d’Enrico Lunghi lui-même. Il termine avec un tonitruant « J’en ai marre ! ». Jusque là absente et excusée, Sophie Schram s’est présentée à l’audience jeudi matin. L’air sévère et sérieux, elle a déposé en commençant par dire qu’elle n’avait jamais eu de problème avec Enrico Lunghi et n’avait aucune raison de lui nuire. Sa voix s’essouffle quand elle revient sur les détails de l’incident au moment de l’interview. Le président du tribunal la pousse : « Vous n’avez pas immédiatement porté plainte et vous n’avez pas mentionné de douleur auprès d’autres collègues ». Elle pensait avoir bien fait en appelant son frère médecin. Elle insiste « Marc Thoma ne m’a pas demandé d’avoir un bandage ou d’aller chez le médecin. » À travers les mots de Sophie Schram, on n’apprendra finalement pas grand-chose qui n’aurait été dit les jours précédents. Elle s’est sentie dépossédée de son travail : « On m’a dit que Den Nol était en pause. Mais on ne m’a plus jamais rappelée. J’ai été ghostée. »

Les plaidoiries des trois derniers avocats, représentant Marc Thoma, Alain Berwick et Steve Schmit ont conclu la matinée de jeudi. Ils ont remis en question des points de procédure et la durée de l’instruction, ont argumenté sur le sens du mot diffamation, sont revenus sur les images de l’agression. « Tout le monde s’érige en médecin pour juger de la blessure de Madame Schram », lance André Lutgen, avocat de Berwick. Il cite une vieille affaire d’une blessure longtemps invisible. Cependant, il exprime des doutes quant au préjudice d’atteinte à l’intégrité physique sur Enrico Lunghi en jugeant le certificat médical de celui-ci. Chacun minimise l’implication de son client. Thierry Reisch notamment défend Steve Schmit en avançant : « l’audit interne de RTL pointe clairement la responsabilité d’Alain Berwick qui n’a pas respecté l’indépendance de la rédaction ». Il n’en fallait pas plus pour qu’André Lutgen s’insurge : « on n’a jamais vu un co-inculpé qui en condamne un autre ! »

En mettant en lumière le fonctionnement interne du RTL Luxembourg d’il y a quelques années, le procès expose les représentants des médias et leurs supérieurs hiérarchiques. Il lave en public le linge sale d’une « famille » qui voit son image écornée : un certain journalisme populiste en quête de sensation, des montages mensongers, une hiérarchie autoritaire… Et des dommages collatéraux chez Sophie Schram dont personne ne se soucie plus du sort et chez Enrico Lunghi enfermé dans le placard du Script. Les shitstormss sont passées mais les acrimonies restent. Le prononcé du verdict est attendu le 14 décembre.

France Clarinval
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