Aliéné, le régime au pair conduit, une fois n’est pas coutume, à un procès pour traite d’être humain. Ce 25 septembre avec les plaidoiries en appel d’une femme au pair originaire des Philippines qui accuse sa patronne (juridiquement l’accusation est menée par le ministère public contre le couple employeur) résidant au Luxembourg de l’exploiter depuis plusieurs années. L’histoire débute en juillet 2017 par un signalement alarmiste déposé à la police de Moutfort par une cousine de Leticia1. Il est alors question de séquestration et d’esclavage. Leticia, la quarantaine, a rejoint le Grand-Duché en 2012 pour exercer « au pair et contre rémunération » une garde d’enfant, selon les termes de sa cousine2. Les autorités procèdent rapidement à une enquête de voisinage, laquelle confirme qu’une femme d’origine philippine exerce des tâches domestiques « à l’intérieur et à l’extérieur » du domicile d’un couple de ressortissants néerlandais qui vient d’avoir une petite fille, relate le jugement datant du 25 mars. Les policiers se rendent rapidement sur place. Leticia ouvre la porte et déballe. Dans un anglais approximatif, elle explique que « Mom », surnom affublé à la maitresse de maison, lui a confisqué son passeport. Elle exercerait sur l’employée de maison une pression en abusant de son statut irrégulier depuis l’expiration de son visa touristique en 2015 : la famille prendra soin d’elle en échange de services, lui aurait-on fait comprendre.
Leticia explique ainsi qu’elle gagne une centaine d’euros par mois depuis plusieurs années pour s’occuper de la jeune fille du foyer et faire le ménage. Lorsque les policiers demandent à l’employée au pair d’appeler ses patrons, celle-ci s’exécute et explique dans l’attente de leur arrivée que la cheffe de maison l’humilierait, la menacerait et l’interdirait de sortir. Arrivés à leur domicile, les époux réfutent tout manquement à la législation. Invitée par les policiers à présenter le passeport prétendument confisqué, la maitresse des lieux fouille dans « nombre de tas de papiers et documents entassés à différents endroits de la maison, indique que Leticia l’a caché et demande à cette dernière pour quelle raison elle lui ferait tout ça », relatent les écrits du tribunal. Mais lorsque les agents annoncent qu’ils procèderont à une perquisition pour mettre la main sur le document, « Mum » retrouve « rapidement » le passeport dans une commode. Dans un tiroir ouvert (le détail importe pour le juge). Concernant « l’argent de poche » (terme retenu dans la réglementation du régime au pair), Leticia informe qu’elle a reçu 270, 250 puis cent voire 80 euros après 2015. Le couple estime les montants mensuels versés autour de 270-300 euros, mais il admet avoir baissé le traitement pour financer les réparations aux dommages prétendument causés par Leticia aux appareils électroménagers ainsi qu’à la tuyauterie (sic).
L’inspection menée par la police révèle, elle, que la chambre au sous-sol occupée par Leticia est bien meublée et convient « parfaitement » à l’habitation. Le rapport judiciaire relève en outre que pendant les investigations policières sur place, la maitresse de maison a continuellement tenté « d’influencer » la femme au pair en tagalog, une des langues parlées aux Philippines. (Depuis, Leticia bénéficie du statut de témoin protégé et ne vit plus au domicile de ses anciens employeurs.) L’enquête et les auditions menées par la suite révèlent des lectures antagonistes de l’emploi occupé et le traitement réservé par Leticia. L’intéressée explique notamment qu’elle travaillait au ménage, au baby-sitting, à l’entretien du jardin ou encore à la cuisine de 5 heures du matin à 23 heures. Elle dit par ailleurs qu’elle n’avait pas le droit de sortir, mais que quand la famille partait en vacances sans les deux chiens (elle restait avec eux pour les garder et donc se déplaçait à l’étranger si les toutous faisaient partie du voyage), « Mom » remplissait le frigidaire pour que Leticia n’ait pas à se rendre au supermarché, d’autant plus qu’elle ne maitrisait pas les réseaux de bus. Ces contradictions fragilisent son accusation. La défense, elle, explique que Leticia est accueillie en tant qu’amie de la famille parce qu’elle refuse de rentrer au pays de peur d’être rejetée là-bas. La Philippine a eu un enfant hors-mariage (gardé par ses sœurs), une pratique mal vue sur place comprend-on, selon l’argumentaire de l’employeuse. Les témoignages du voisinage, souvent des amis du couple, font état d’une femme au pair qui n’a pas l’air triste quand elle procède aux tâches ménagères en dehors du domicile. Sur les photos de vacances montrées par « Mom » et son mari, Leticia sourit. À l’audience le 25 février, les époux se présentent, la partie civile non. La magistrate regrette l’absence. Leticia aurait pu clarifier les contradictions de l’audition. Elle retient en outre que le passeport était libre d’accès… il aurait juste fallu à Leticia fouiller dans les affaires du couple en son absence pour s’enfuir, comprend-on… En première instance, le tribunal acquitte les prévenus du chef de traite d’être humain, mais les condamne (à mille euros d’amende individuellement) pour avoir employé un étranger en séjour irrégulier. Le rapport employeur/employé est validé par le juge du fait de l’existence de sms de « Mom » instruisant des tâches à Leticia, mais dans une mesure moindre que ce avancé par la Philippine du fait de l’emploi par le couple d’une femme de ménage (mais dont le témoignage n’a pas été demandé par les enquêteurs). Le ministère public a fait appel du jugement.
Pour les associations et instances humanistes (qui respectent évidemment le jugement de première instance et l’innocence des accusés tant qu’il ne sera pas démontré le contraire) comme le Commission consultatif des droits de l’Homme, l’argumentation du juge illustre la difficulté à reconnaitre l’emprise que peut avoir un employeur vénal sur une personne fragilisée, en l’espèce un étranger en situation irrégulière sans attache familiale locale. Pour illustrer le peu de liberté octroyé à l’employée, dans le jugement, l’épouse du foyer luxembourgeois reproche à Leticia de recevoir des « conquêtes » dans son dos après l’avoir appris par un voisin qui a surpris un inconnu dans le foyer en compagnie de l’employée au pair. « En matière de travail, les juges analysent surtout si la personne a travaillé dans des conditions contraires à la dignité humaine », commente une juriste de la CCDH. L’instance, sur base des statistiques fournies par la police, recense cinq dossiers de traite d’êtres humains dans le cadre de travail domestique en 2018, six dan s la construction et trois dans la restauration. Le cas d’espèce fait partie de la poignée relevée par les autorités. « La tendance est à l’augmentation », explique Fabienne Rossler, secrétaire générale de la Commission consultative.