d’Land : Depuis la création de l’Alia il y a dix ans, le paysage médiatique, notamment digital, a connu des changements importants. Comment y répondez-vous ?
Thierry Hoscheit : Nous ne pouvons faire face qu’aux domaines qui sont prévus par la loi et qui sont loin de représenter l’ensemble des médias électroniques. En résumé, nous sommes les héritiers de la loi sur les médias électroniques de 1991. À l’époque, il y avait deux organismes : la Commission indépendante de la radiodiffusion qui s’occupait de l’octroi des concessions pour les radios, et la Commission nationale des programmes qui était en charge du contenu des programmes luxembourgeois. Vingt ans plus tard, ces deux structures ne correspondaient plus aux exigences d’une régulation moderne. En 2013, leurs missions ont été regroupées au sein de l’Alia qui s’est vu confier en outre de nouvelles compétences. Nous avons ainsi la charge de la classification des films dans les cinémas, de la surveillance du temps d’antenne des publicités et du volet important de la coopération au sein du réseau européen des régulateurs. En 2018, par le biais d’une directive européenne, nos domaines d’action ont été élargis avec la surveillance des services de vidéo à la demande (VOD) et des plateformes de partage de vidéos (VSPs), en plus de la télévision classique et des radios nationales, régionales et locales…
Les plateformes digitales comme les réseaux sociaux vous échappent donc ?
Un premier pas vers la régulation des médias en ligne a été franchi avec cette directive, mais nous considérons, comme nos collègues européens, qu’on ne peut pas s’arrêter là. D’autres contenus en lignes doivent faire l’objet d’une régulation efficace : les réseaux sociaux, la place des influenceurs, le gaming... C’est pour pousser à la réflexion sur le sujet que nous organisons un colloque la semaine prochaine. Un des objectifs est d’avoir recours à l’expérience du régulateur allemand – nous avons invité Tobias Schmid (directeur de l’autorité des médias pour le Land Nordrhein-Westfalen, ndlr) – pour sensibiliser nos responsables politiques à l’évolution indispensable de la loi actuelle. Cependant, je suis déçu de voir que la Chambre des députés a organisé le débat, certes important, sur le développement économique du pays en même temps que notre journée de conférence. Plusieurs députés qui devaient participer à nos tables-rondes ne pourront pas être présents.
Le titre de votre colloque – « Face aux défis de la digitalisation, quelle réforme de la loi sur les médias électroniques ? » – indique votre volonté de faire évoluer cette loi. Dans quelle mesure, quelle direction ?
Les modifications successives de la loi de 1991 n’ont été que des transpositions de directives européennes. De ce fait, il y a de nombreuses incohérences, un patchwork de modifications qui deviennent incompréhensibles. Mais surtout, il n’y a pas de réflexion prospective au niveau luxembourgeois. Il y a des notions fondamentales qui ne peuvent pas avoir leur place dans les contenus en ligne : la discrimination, l’incitation à la haine, le soutien au terrorisme, l’atteinte aux intérêt des mineurs, les fausses informations… Ce sont des sujets qui sont connus dans tous les pays, et d’autres législations vont plus loin que la nôtre. Il faut que le Luxembourg se dote des structures institutionnelles, de pouvoirs et de moyens d’action pour agir si une plateforme qui relèverait de notre compétence devait publier un contenu discutable ou litigieux.
Une plateforme qui relève de votre compétence, c’est-à-dire hébergée au Luxembourg ? Combien en avez-vous dans votre périmètre ?
Au fil des mois, on relève régulièrement des contenus en ligne qui logiquement devraient faire une déclaration de présence. Personne ne le fait parce que personne n’est conscient que toutes les plateformes de partage de vidéos sont obligées de signaler leur présence au régulateur. On doit donc se contenter de surfer nous-mêmes et constater que tel ou tel site sont des produits luxembourgeois. Quand c’est le cas, on entre en contact avec les responsables pour qu’ils se mettent en règle. Actuellement, il n’y a que la dizaine de plateformes de partage de vidéos émanant de Docler Holding (comme le site de streaming pour adultes LiveJasmin, ndlr) qui sont enregistrées. Nous sommes en contact avec une dizaine d’autres. Cela ne veut pas dire que leurs contenus sont forcément problématiques, mais nous devons pouvoir le vérifier. Ce n’est pas seulement leur contenu qui est surveillé, mais leur respect des limitations d’accès pour les mineurs.
Quels aspects de lois d’autres pays pourraient inspirer la loi luxembourgeoise ?
Au niveau européen, le Digital Services Act (DSA) de 2022 règlemente certaines formes d’offres digitales, comme les services d’accès en ligne ou les réseaux sociaux, avec des impératifs clairs en fonction de la taille de ces plateformes. Les « very large platforms » ont des obligations plus importantes dans la surveillance de leur contenu. Elles doivent aussi désigner un point de contact au sein de l’Union européenne. L’autorité du pays en question doit être outillée pour faire ce travail, ce qui n’est pas notre cas. Actuellement, la plupart de ces services sont basés en Irlande, mais ça peut changer. Sans connaître tous les aspects de la loi allemande, je sais que le régulateur a le pouvoir de bloquer l’accès d’une plateforme litigieuse. Les Français ont des mécanismes similaires… Mais nos revendications ne sont pas précises, ou concrètes ; à part d’obtenir les moyens financiers et humains pour remplir nos missions. Avec ce colloque, nous voulons surtout que le sujet soit sur la table et débattu, que le pouvoir politique soit sensibilisé aux enjeux futurs. La loi actuelle s’intéresse à des aspects techniques de concession, mais le contenu des médias, sa régulation, sa surveillance ou l’adéquation de ce contenu aux règles démocratiques, ne fait pas l’objet d’une attention de la part des politiques. Ce serait dommage que cette thématique ne soit pas un enjeu de la campagne des législatives car les médias sont un élément fondamental de la démocratie. Pour nous, c’est une nécessité objective de revoir toute la loi, de tout mettre à plat. Quelle que soit la majorité qui sera au pouvoir lors de la prochaine législature, j’espère qu’on arrivera à en convaincre les nouveaux responsables.
Cette année est marquée par deux élections. Quels sont vos rôles dans ce cadre ?
La loi telle qu’elle a été modifiée l’année dernière, précisément en vue des élections, limite notre compétence auprès des fournisseurs ayant des obligations de service public, c’est-à-dire RTL Radio et télévision et Radio 100,7. Nous sommes chargés d’organiser les tables rondes sur ces antennes et de chapeauter la diffusion des spots de campagne des différents partis. Ces médias ont l’obligation de mettre à disposition un certain temps d’antenne, dans des créneaux bien définis, où les partis politiques peuvent assurer leur communication à travers des spots. Nous organisons un plan de diffusion des différents partis pour assurer une représentation équitable quant aux horaires ou aux ordres de passage. Des lignes directrices ont été élaborées en concertation avec les partis et avec les médias qui doivent régler toutes les questions qui se posent : les langues autorisées, la durée des spots, les changements de spots en cours de campagne… En cas de divergence, la loi nous donne la mission de trancher. L’objectif premier est toujours de fournir la meilleure information possible aux électeurs pour qu’ils exercent leur vote de manière éclairée.
La campagne commencera officiellement le 15 mai mais la communication des partis, les débats d’idées, les programmes sont déjà lancés. Vous n’avez pas de rôle en amont ?
En amont de la loi, nous avions demandé que la durée de la campagne soit fixée dans le texte. Cette durée de cinq semaines est un compromis entre les partis qui veulent le plus de temps possible et les médias qui ne veulent pas bloquer trop de temps d’antenne. Au-delà de notre mission stricte liée à la campagne, nous veillons à une certaine équité d’accès et de visibilité à l’antenne, mais pas au point de chronométrer tous les temps de parole dans tous les reportages, interviews ou plateaux. Si un sujet d’actualité implique qu’un ministre ou un bourgmestre prenne la parole, cela doit pouvoir se faire. Mais si nous constatons des dérives, de grosses inégalités, nous interviendrons auprès du média en question afin de demander un rééquilibrage.
Seuls les médias de service public sont sous votre surveillance. Souhaiteriez-vous de voir cette mission élargie ?
En effet, nous ne contrôlons pas tous les autres programmes destinés à la population luxembourgeoise. Les radios à réseau d’émission, les radios locales, les télévisions communales ou associatives sont en dehors de notre champ d’application dans le cadre des élections. Nous l’avions pourtant demandé. À mon sens, il y a un gros trou dans la raquette. Il y a un risque potentiel que les présentations des candidats soient déséquilibrées. Je ne suis pas trop inquiet pour les antennes de service public : ce sont des professionnels qui ont l’habitude de ces questions. Mais sur d’autres médias, il y a parfois des amateurs, voire des bénévoles, pas forcément formés à ces questions, parfois dépendants d’un financement communal. On leur fait un courrier en les rendant attentifs à la nécessité d’être équilibré, mais nous n’avons pas de réel moyen d’action.
Pourquoi votre proposition n’a-t-elle pas été retenue ?
C’était une affaire de timing. Ces questions ont été réglées dans la loi électorale qu’il fallait modifier rapidement par rapport à l’inscription des étrangers. On ne perd pas espoir. Avec l’expérience qu’on va acquérir avec trois élections en douze mois (les élections européennes se tiendront moins d’un an après les communales, ndlr), on peut penser que le législateur pourra élargir notre rayon d’action.
Un autre pan qui reste en dehors de votre compétence est la communication électorale en ligne...
Il y a un projet en cours à Bruxelles sur les communications politiques en ligne pour assurer la transparence des messages. Les communications politiques devront être signalées comme contenu sponsorisé, avec un moyen de tracer le financement. Mais ce projet ne s’appliquera que pour les élections européennes. Une piste peut être d’adapter ce texte aux besoins luxembourgeois. Pour ce qui est du contenu des messages, on ne peut que se fier à l’autorégulation que les partis ont mis en place à travers un code de conduite encadrant les modalités de campagne. Ils se sont engagés, par exemple, à ne pas s’insulter sur les réseaux sociaux.
Les chaînes de RTL Belgique étaient basées au Luxembourg et sont retournées à Bruxelles. Quel est l’intérêt pour ces chaînes d’être régulées au Luxembourg plutôt que dans leur pays ?
La Belgique a fait pression pour rapatrier ces chaînes arguant qu’il n’y avait pas de substance au Luxembourg. D’autant que ces chaînes n’appartiennent plus à RTL et ont été vendues à des partenaires flamands. Les raisons peuvent être diverses de s’établir au Luxembourg : prosaïquement fiscales, peut-être régulatoires en sachant que le régulateur n’a pas beaucoup de moyens, mais aussi politiques. On le voit avec les chaînes de RTL en Hongrie qui échappent ainsi à des problèmes posés par le régulateur hongrois et à la pression des autorités hongroises.
Vous avez pointé un manque de moyens financiers et humains.
Notre budget pour 2023 est le même qu’en 2022, malgré les index et sans tenir compte des besoins supplémentaires que l’on a clairement identifiés. Nous avions calculé qu’il nous faudrait quatre postes de plus (actuellement, douze fonctionnaires à temps plein travaillent au sein de l’Alia, dont quatre ont renforcé l’équipe en 2020, ndlr), mais cela nous a été refusé. Nos moyens ne sont pas suffisants pour réaliser une surveillance réelle des 400 chaînes que nous avons sous notre supervision. Cela veut dire que nous travaillons essentiellement à partir de signalements ou de plaintes qui déclenchent une procédure et une enquête. Aucun régulateur ne réalise une surveillance active, complète de toutes les chaînes. Ils peuvent en revanche établir des cibles spécifiques où faire des contrôles plus réguliers. Pour palier ce manque, nous réfléchissons à l’utilisation de l’intelligence artificielle qui peut être un outil intéressant surtout pour la surveillance des images, pour repérer la nudité par exemple. Les Allemands l’utilisent déjà en partie. Ils constatent qu’il y a très peu de faux positifs, 90 pour cent des images signalées sont effectivement problématiques. En revanche pour l’oral, c’est moins probant, avec des taux de moins de trente pour cent. L’aspect européen de nos obligations est très important car il nous permet de suivre ce qui se passe chez des régulateurs mieux dotés que nous. Si on veut suivre les dossiers européens et être actif sdans les dossiers bilatéraux, il nous faut plus de ressources. Aujourd’hui, on est obligés de laisser tomber certains volets alors qu’ils seraient important pour assurer la présence du Luxembourg dans ce concert européen et aussi défendre les intérêts de nos fournisseurs.