Après la pandémie qui avait creusé les déficits publics au nom du « quoiqu’il en coûte », formule popularisée par le président français Emmanuel Macron, ce sont cette fois les « boucliers tarifaires » mis en place pour limiter les prix de l’énergie après l’invasion de l’Ukraine qui vont booster les besoins de financement des États européens et les obliger à emprunter davantage. Mais la situation des marchés financiers n’est plus la même qu’en 2020-2021. Les émissions de dette des pays de la zone euro ont été multipliées par plus de deux en 2020 pour faire face aux conséquences économiques et financières de la pandémie : soutiens aux entreprises et indemnisation des salariés, ce qui a permis d’éviter une trop forte baisse de l’activité.
Les États européens comptaient sur la fin de la crise sanitaire et sur le redémarrage de la croissance pour réduire leur endettement. Mais l’agression de l’Ukraine et les sanctions infligées à la Russie ont déclenché une crise énergétique de grande ampleur en 2022 avec des hausses considérables des tarifs du pétrole et du gaz, et donc de l’électricité, qu’il était hors de question de répercuter sur les populations. Des mesures coûteuses de subventionnement ont alors été prises, creusant des déficits qui n’avaient pas eu le temps de se résorber. Selon une étude de Natixis, les besoins de financement des États de la zone euro sont en augmentation d’environ cinq pour cent, un chiffre qui devrait évoluer « car il reste des incertitudes sur le montant définitif des boucliers tarifaires ».
Le montant total des besoins avoisinera les 1 200 milliards d’euros, dont près de 70 pour cent pour trois pays, l’Italie (294 milliards), la France (290) et l’Allemagne (240). L’Espagne suit avec 167 milliards. Les Pays-Bas (45 milliards), la Belgique (41 milliards) et l’Autriche (40 milliards) sont plus loin derrière. Dans le détail la situation est un peu plus compliquée qu’il n’y paraît. Tout d’abord parce que les dépenses n’ont pas vraiment augmenté en réalité, les mesures énergétiques ayant pris la place des mesures Covid. En revanche, il s’agit aussi de faire face à des remboursements d’emprunts précédents arrivant à échéance. Les États vont donc emprunter pour rembourser leurs dettes. Ce comportement de « refinancement » qui est dénoncé lorsqu’il s’agit d’entreprises ou de ménages semble tout naturel quand il s’agit de la puissance publique.
Selon Olivier Vion, de la Société Générale (filiale SGCIB), cité par le quotidien français Les Échos, « les remboursements des obligations arrivées à échéance vont passer de 750 milliards cette année à 827 milliards en 2023 », soit 10,3 pour cent de plus. Pour cet expert, il s’agit d’un reliquat des pratiques ayant suivi la crise financière de 2008-2009, « lorsque l’orthodoxie budgétaire a été un peu mise de côté par certains États », comme la France ou l’Italie, les plus endettés de la zone euro. Les emprunts à dix ans émis à cette époque doivent être remboursés.
Mais le phénomène est aussi amplifié par les remboursements de titres à échéance bien plus courte (un à trois ans) émis pendant et juste après la crise du Covid : certains vont être refinancés par l’émission de titres à plus longue maturité pour faire des économies, notamment en Allemagne où les taux à six ans et plus sont moins élevés que les taux à court terme. Mais le contexte des émissions à venir en 2023 est très différent de celui que l’on a connu au cours des années récentes. D’abord en raison du retrait de la BCE, qui était envisagé dès avant la crise ukrainienne et même avant la pandémie, en raison du gonflement du bilan de la banque.
Auparavant les titres de dette, comme ceux émis au moment de la pandémie, étaient absorbés par la BCE dans le cadre de ses différents programmes d’achat « classiques » (comme le Public sector purchase programme ou PSPP qui remonte à 2015) ou « urgence pandémie » (Pandemic Emergency Purchase Programme ou PEPP en mars 2020). Par leur truchement, la BCE avait acquis en moyenne au cours des dernières années (sur le marché secondaire, donc indirectement) l’équivalent d’un tiers de la dette émise par les Trésors européens.
Les achats nets du PEPP ont été arrêtés en décembre 2021, et ceux du PSPP en juin 2022. Pour compenser quelque peu, la BCE a réinvesti tous les mois en 2022 les montants issus des remboursements des titres de son portefeuille arrivés à échéance, pour un montant total de l’ordre de 200 milliards d’euros. Mais dans le courant de l’année prochaine, elle devrait cesser de le faire dans le cadre de la politique de diminution de la taille de son bilan. Il avoisine les 9 000 milliards en raison de la masse considérable d’obligations qu’elle détient. Les banques qui souscrivent directement les obligations émises par les États (marché primaire) pourraient s’inquiéter de ne pouvoir les revendre avant leur échéance (marché secondaire) si la BCE se retire. Selon Natixis, « ce sont 160 milliards d’euros d’obligations d’État qui ne seront plus achetées l’an prochain ». Mais comme on le verra, ce risque est limité car les investisseurs classiques prendront le relais. En revanche, « l’arrêt des réinvestissements ne passera pas inaperçu », selon Gilles Moëc, chef économiste du groupe AXA, sans en dire plus sur les conséquences attendues.
L’autre élément-clé est naturellement la forte hausse des taux à court terme comme à long terme. La décision des banques centrales de relever drastiquement leurs taux directeurs pour combattre une inflation revenue à des niveaux inconnus depuis quarante ans est contestée. En septembre 2022, l’américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, l’a comparé aux saignées autrefois pratiquées pour guérir les malades mais qui ne faisaient qu’aggraver leur état. Mais elle semble devoir se poursuivre, Gilles Moëc estimant que la BCE ira jusqu’à 2,5 pour cent à la fin du premier trimestre 2023 et rester plusieurs mois à ce niveau, tant que l’inflation ne se sera pas calmée. Pour mémoire le principal taux directeur de la BCE, le « refi », était encore de zéro fin juillet avant d’être hissé en trois fois à son niveau actuel de deux pour cent.
Les taux longs ont connu la même évolution. En France, le taux de référence (celui des obligations d’État à dix ans) a autant augmenté sur les six premiers mois de 2022 qu’entre janvier 2013 et décembre 2021, soit en neuf ans. La tendance haussière s’accompagne d’une très forte volatilité ces derniers mois, depuis l’attaque contre l’Ukraine et les perturbations économiques qu’elle a provoquées. Des mouvements de marché très violents ont propulsé le « dix ans » français de 0,19 pour cent en janvier à près de 3 pour cent fin octobre avant de le voir redescendre à 2,25 pour cent le 7 décembre. De même en Allemagne, le Bund à dix ans, qui était négatif à -4,5 pour cent il y un an, est passé à 0,75 pour cent en août pour monter brutalement jusqu’à 2,46 pour cent le 21 octobre avant de revenir à 1,87 pour cent le 13 décembre.
Les États doivent donc offrir des rémunérations nettement plus élevées pour emprunter et combler leurs besoins de financement. Le service de la dette s’en trouve alourdi. Ainsi en France, le coût des financements à moyen long terme a atteint 1,43 pour cent, contre -0,05 pour cent en 2021. En revanche ils n’auront aucun mal à trouver preneur pour leur papier. Selon les prévisions économiques et financières, agrémentées de recommandations d’investissement, publiées fin octobre-début novembre par Credit Suisse d’une part et le BlackRock Investment Institute d’autre part, les investisseurs devraient en 2023 manifester un certain engouement pour les obligations en général, et les titres souverains en particulier.
Pour BlackRock, la hausse de leurs rendements est en effet « un cadeau pour les investisseurs trop longtemps privés de revenus sur leurs placements obligataires ». Cet appétit nouveau pour les obligations souveraines s’accompagne d’un phénomène intéressant, le raccourcissement des maturités. Il est lié à ce que l’on appelle « l’aplatissement de la courbe des taux ». En clair, il y a parfois très peu de différence entre des rendements à trois ou cinq ans et des rendements à dix ou trente ans. C’est très marqué dans certains pays comme la France où, début décembre, les émissions à un an sont plus rémunératrices pour les investisseurs que celles à cinq ou même dix ans. Ils n’ont désormais plus besoin d’acheter de la dette plus longue pour trouver des rendements satisfaisants, et les émissions courtes trouvent plus facilement preneur.
Dans le paysage de la dette publique européenne, un émetteur inattendu monte en puissance. En 2023, le cinquième émetteur d’obligations en zone euro aussitôt après l’Espagne ne sera pas un pays, mais l’Union européenne elle-même au travers de la Commission de Bruxelles. Elle devrait emprunter entre 140 et 160 milliards d’euros sur les marchés. Mais contrairement aux craintes exprimées quand elle a augmenté ses émissions dans le cadre du programme Sure (pour Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency) en avril 2020 et du plan de relance Next Generation EU adopté en juillet 2020, ces levées de fonds n’entrent pas, a priori, en concurrence avec celles des États. En effet, les fonds empruntés par l’UE sont in fine affectés aux États européens et réduisent de fait leurs besoins de financement.
Mais une forme de conflit d’intérêts peut se produire. Un bon exemple est donné par les obligations vertes, que les États européens cherchent à développer avec des encours proches de 163 milliards d’euros. La France a même émis en mai 2002 le premier green bond indexé sur l’inflation (avec comme référence l’indice européen des prix à la consommation harmonisé, hors tabac) pour une durée de seize ans. En 2023, ils devraient lever quelque 36 milliards d’euros en nouvelles obligations souveraines vertes ou durables. La Commission européenne s’est engagée dans la même voie, en se proposant d’émettre pour 250 milliards d’euros d’obligations vertes d’ici à 2026, ce qui en ferait le premier émetteur mondial dans ce domaine selon HSBC. Ces sommes seront affectées à des actions environnementales menées par les États de l’UE. Il ne s’agit ici pas d’aider ces derniers à financer des déficits courants, c’est pourquoi HSBC estime que l’intervention de la Commission réduirait alors d’autant les projets qui servent de base à l’émission des green bonds nationaux.