Les crises ont ceci de particulier qu’elles sont souvent l’occasion, ou le prétexte, pour revenir sur des bonnes résolutions, des engagements ou des décisions antérieurs. Le respect des critères ESG (environnementaux, sociaux ou sociétaux et de gouvernance) n’échappe pas à cette loi si souvent observée. Pourtant l’ESG compliance n’est plus une option. Le 23 février 2022, jour précédant l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, la Commission européenne a adopté une proposition de directive imposant aux entreprises un devoir de vigilance en matière de durabilité. Toutes les entreprises, même étrangères, exerçant des activités dans l’UE devront s’assurer que leurs activités sont bien respectueuses des droits de l’homme et de l’environnement, au moyen de systèmes et de contrôles adéquats. Certains pays disposent déjà d’une réglementation contraignante comme la France depuis 2019 (loi PACTE).
Mais le conflit à l’est de l’Europe et ses graves retombées économiques et sociales amènent certaines entreprises, sans trop oser le dire, à espérer que la crise se traduise par un relâchement des contraintes qui leur sont (ou leur seront prochainement) imposées. C’est notamment le cas des sociétés qui n’ont pas une « fibre ESG » très développée, soit par manque de conviction, soit en raison des difficultés et des coûts occasionnés par la mise en place de la démarche. Certains secteurs d’activité, non considérés comme « durables » espèrent aussi, à la faveur de la crise, un retour (ou plutôt une entrée) en grâce et font pression dans ce sens. En cause : l’accès aux sources de financement.
En réalité la problématique s’est invitée dans le débat bien avant la crise géopolitique. Elle tournait autour du dossier nucléaire. Depuis longtemps existe un relatif consensus sur le fait que la production d’électricité grâce à l’énergie nucléaire n’est pas écologique pour des raisons de sûreté nucléaire, notamment à la suite des catastrophes de Three Mile Island en 1979, de Tchernobyl en 1986 et de Fukushima en 2011, de rejets d’eau chaude dans la mer ou les rivières et de gestion des déchets radioactifs. L’extraction de l’uranium nécessaire au fonctionnement des centrales est aussi en cause. L’exclusion des activités liées au nucléaire de l’univers de « l’investissement durable » a une incidence très négative sur leur accès aux financements, alors même qu’il s’agit d’industries très capitalistiques.
Leurs représentants, appuyés dans certains pays par les pouvoirs publics, font pression depuis des années pour que le cas du nucléaire soit reconsidéré, en mettant notamment en exergue le fait que la production d’électricité nucléaire n’émet pas de gaz à effet de serre. Depuis le début de l’année la crise née de la rupture d’approvisionnement du gaz russe a apporté de l’eau à leur moulin, en faisant du nucléaire un instrument de l’indépendance énergétique de l’Europe. Leurs souhaits ont été exaucés début juillet 2022 quand le Parlement européen a validé, à une courte majorité, l’inclusion du nucléaire et du gaz fossile dans sa « taxonomie verte » en tant qu’énergies de transition, ce qui leur ouvre l’accès à des subventions publiques et à de meilleures conditions de financements privées. Le texte, auquel s’oppose le Luxembourg (associé depuis cette semaine au recours de l’Autriche devant la CJUE) qui devrait entrer en application au 1er janvier 2023, va dans le sens de la position de la Commission qui estime que les investissements dans les activités gazières et nucléaires ont un rôle à jouer dans la transition écologique pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Mais l’inclusion de ces activités sera limitée dans le temps et sera encadrée.
La guerre en Ukraine a mis sur le tapis le cas du secteur de l’armement. De longue date il est « blacklisté » par les investisseurs institutionnels et les gérants de fonds, au même titre que les industries liées au tabac, à l’alcool, au jeu ou au sexe, non pour des raisons environnementales mais pour des considérations éthiques qui relèvent du « S » de ESG. Les banques se montraient également réticentes, pour se conformer à leurs propres engagements, à financer les entreprises du secteur de la défense. Cette exclusion ne l’a pas empêché de prospérer et de trouver facilement des financements. Plusieurs raisons à cela. De grandes entreprises du secteur ont pour actionnaire de référence un État (certaines sont totalement nationalisées) qui est en même temps leur principal, voire unique, client. Plusieurs sont cotées en bourse et attirent d’autant plus facilement les capitaux que leurs activités ne sont pas forcément entièrement tournées vers la défense (c’est le cas d’Airbus). Ce qui donne bonne conscience aux investisseurs. C’est sans doute la raison pour laquelle on a découvert que plusieurs fonds ESG européens détenaient des titres d’entreprises liées à l’armement. Selon les données collectées par l’ONG américaine AsYouSow, plus de la moitié des fonds durables listés par Morningstar détiennent des participations dans des entreprises produisant des armes, pour une exposition totale de 7,3 milliards de dollars.
Le conflit russo-ukrainien a marqué un tournant, en mettant en évidence le sous-investissement de certains pays dans leur défense. En 2020, les États membres de l’UE ont consacré 232 milliards de dollars à leurs budgets de défense, soit 1,6 pour cent de leur PIB en moyenne. La même année, aux États-Unis, le montant des dépenses militaires a atteint 778 milliards de dollars, équivalents à 3,7 pour cent du PIB. Seuls huit pays européens, tous membres de l’Otan, avaient consacré plus de deux pour cent à leur défense, ce qui correspond à l’objectif défini par cette organisation. Mais d’autres membres de l’Otan étaient loin du compte, comme le Luxembourg avec 0,65 pour cent et surtout l’Allemagne avec 1,4 pour cent. Cette situation n’était plus tenable au moment où, selon Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, l’agression russe doit pousser les Européens à « accroître leur capacité de dissuasion afin de prévenir la guerre ».
Les pays déjà au-dessus des deux pour cent veulent amplifier leur effort d’investissement en faveur des armées. C’est le cas des pays baltes, de la Pologne et de la France, qui a prévu de faire passer le budget de l’armée à cinquante milliards d’euros en 2025, contre 41 milliards en 2022, soit 22 pour cent en plus. Les autres cherchent à rattraper leur retard : ainsi l’Allemagne a pris peu après le début du conflit une décision historique avec le déblocage d’une enveloppe de cent milliards d’euros pour moderniser son armée, ce qui permettra d’atteindre la barre des deux pour cent. Au Grand-Duché, même si l’on restera loin de la norme, l’effort de défense devrait atteindre 0,72 pour cent en 2024 (ce qui, selon le ministre François Bausch est déjà beaucoup pour un petit pays). En plus de leurs dépenses propres, les membres de l’OTAN veulent aussi aider l’Ukraine en lui fournissant du matériel militaire. Selon des données publiées le 11 octobre par l’Institut de Kiel pour l’économie mondiale (IfW), au moins 90 milliards d’euros ont été apportés depuis février par 41 pays en aide militaire, financière ou humanitaire.
Les besoins de financement sont donc considérables. Les finances publiques, déjà mises à mal par la crise du Covid, ne peuvent plus trop être mises à contribution, d’où l’importance de lever des fonds privés sur les marchés ou auprès des banques. Pour cela il faut obligatoirement que les industries de l’armement ne soient plus ostracisées. Il faut « faire sauter le verrou ». Dès le 9 mars, soit deux semaines après l’attaque, le quotidien français Les Echos évoquait un « retour à la Realpolitik dans la finance européenne » en citant l’attitude de la banque suédoise SEB, qui, un an après avoir mis un coup d’arrêt à ses investissements dans la défense, a levé cette interdiction pour six de ses fonds à partir d’avril 2022. Un revirement étonnant sachant que les investisseurs du nord de l’Europe sont historiquement les plus opposés à l’industrie des armes. Mais en France, par exemple, le puissant Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat), qui compte plus de 350 adhérents, ne cesse de reprocher aux banques leur frilosité en matière de crédits. Pour les lobbies de l’armement il faut aller plus loin qu’une attitude de circonstance qui a fait découvrir subitement à certaines banques les vertus du secteur depuis l’attaque russe, et faire en sorte que leur secteur soit inscrit dans la taxonomie sociale de l’UE. c’est-à-dire être considéré comme « durable ».
Alors que la taxonomie verte est divisée en six objectifs environnementaux, la taxonomie sociale est divisée en trois objectifs sociaux (travail correct, niveaux de vie et bien-être des utilisateurs, communautés inclusives et durables) avec des sous-objectifs pour chacun d’eux. Mais comment faire entrer l’armement dans ce cadre ? Une piste peut être donnée par la déclaration d’un dirigeant de SEB Asset Management pour qui « les investissements dans l’industrie de défense sont d’une importance-clé pour soutenir et défendre la démocratie, la liberté, la stabilité et les droits humains ». Les industriels de l’armement soutiennent l’importance de leur secteur pour protéger les citoyens et rappellent que le droit à la légitime défense est inscrit dans la Charte des Nations Unies. Le texte final du projet de taxonomie sociale de la Plateforme sur la finance durable limite l’exclusion aux armes dites non-conventionnelles (bombes à sous-munitions, chimique, nucléaire, etc.) alors qu’il était initialement prévu d’exclure la fabrication d’armes de manière plus large. Le lobbying a donc porté ses fruits, mais comme le fait observer la société française spécialiste en finance durable Novethic, il est antérieur au conflit puisque le projet final a été présenté fin février à la Commission.
On imagine que les ONG sont vent debout contre l’adoption possible d’un tel texte. Pour elles, « la production, la vente et l’utilisation d’armes sont intrinsèquement non durables ». Le commerce des armes manque structurellement de transparence, il est mal contrôlé et très sensible à la corruption. Même quand des équipements militaires sont vendus à des « nobles fins » de défense et de sécurité, il est impossible de déterminer à l’avance comment, où et par qui ils seront utilisés, d’autant qu’il existe un important marché de l’occasion. De ce fait, les banques et les institutions financières qui canalisent des capitaux vers les producteurs d’armes ne peuvent pas ou peu contrôler qui sont les destinataires finaux. Le problème est que le débat sur la durabilité des activités liés à l’armement semble circonscrit à l’Europe. Les financiers et investisseurs non-européens ne semblent pas s’embarrasser de ces considérations, surtout dans la conjoncture géopolitique actuelle. Des hedge funds et même des fonds souverains comme celui du Qatar s’intéressent de près à un secteur réputé comme très rentable. Selon Christophe Menard, analyste à la Deutsche Bank (dans Les Echos du 5 octobre) « les Anglo-saxons n’ont pas de barrière ». Or « ils représentent déjà une très large part de la base des actionnaires des grands groupes de défense de l’UE ». C’est à se demander pourquoi ces derniers, dont les cours de bourse ont flambé depuis huit mois, tiennent tant à ce que leur activité soit considérée comme durable.