Il y a un an, le 11 décembre 2021, la Chine fêtait en grande pompe le vingtième anniversaire de son adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). À juste raison, tant cet évènement a été le point de départ de l’envolée de sa puissance économique. La célébration coïncidait avec la sortie (qui n’était finalement que provisoire) de longs mois d’une pandémie gérée d’une manière pour le moins opaque et avec un formidable rebond post-Covid qui a déstabilisé la planète entière. Mais de l’eau a coulé sous les ponts. Dès le début de la guerre en Ukraine, l’attitude de l’Empire du milieu vis-à-vis de la Russie a refroidi des Occidentaux (et le Japon) déjà passablement remontés contre Pékin. Ils n’hésitent plus maintenant à s’en prendre à la politique intérieure de la Chine, surtout à sa stratégie dite de « zéro Covid » qui se traduit par des contraintes de plus en plus intolérables, non seulement pour sa population, mais aussi pour les entreprises étrangères et leurs bataillons d’expatriés.
Les pays du G7 comptent profiter de la situation pour redessiner un nouvel ordre économique et commercial mondial où ils seraient moins dépendants de la Chine. Mais comment ? Une étude récente du groupe britannique de gestion d’actifs Schroders fournit quelques pistes. Passée inaperçue du grand public, l’adhésion de la Chine à l’OMC en décembre 2001, au bout de quinze années de négociations, a été l’évènement économique majeur du début du siècle. Les Occidentaux, qui l’ont favorisée en espérant accéder à un gigantesque marché qui approchait alors 1,3 milliard de personnes, s’en mordent aujourd’hui les doigts. « La Chine a su tirer profit des règles de l’organisation pour rattraper et même dépasser les autres puissances, en devenant l’usine du monde. Jamais aucun pays n’a connu une telle croissance économique en deux décennies » écrivent Les Echos, qui notent que le rapport de forces avec le reste du monde n’a cessé d’évoluer en faveur de Pékin.
Mais pour l’Occident, qui persistait à avaler des couleuvres depuis des années, l’attitude de la Chine après l’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a dépassé les bornes, en permettant à Vladimir Poutine, grâce à ses « amis » chinois, de contourner en partie les sanctions imposées à son pays. Dès le 7 avril, lors du vote des Nations Unies en faveur de l’expulsion de la Russie du Conseil des droits de l’Homme, la Chine a fait partie des 24 pays qui ont voté contre, tout comme, entre autres, Cuba, la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie et le Vietnam. Unies par une méfiance historique vis-à-vis des institutions occidentales et en particulier de l’Otan, la Russie et la Chine ont formé une alliance politique « sans limite », qui dès avant le conflit laissait entrevoir la possibilité d’une coopération économique plus étendue. En effet, les deux pays sont complémentaires, car la Russie est à la recherche de technologies plus sophistiquées et la Chine, bien qu’importante productrice de matières premières, est aussi dépendante pour certaines d’entre elles (pétrole, gaz, cuivre, fer, or).
Depuis juin 2022, l’Union européenne a, entre autres sanctions, imposé un embargo sur le pétrole extrait en Russie, ce qui représente un manque à gagner d’environ cent milliards d’euros par an pour ce pays. Bien avant cette date, la Russie s’était tournée vers son principal partenaire économique, lequel n’a pas hésité à augmenter de façon très importante ses importations de pétrole russe (plus 55 pour cent en mai 2022 par rapport à mai 2021). Les quantités achetées ont largement dépassé les importations de pétrole venu d’Arabie saoudite, habituellement premier fournisseur de la Chine*. La Russie, en quête de débouchés alternatifs pour ses marchandises et de nouveaux investissements, compte sur la « force de frappe économique » de la Chine, dont l’appui vaut également sur le plan monétaire, avec la possibilité d’échanger le yuan contre le rouble en dehors du système Swift et à l’abri des sanctions occidentales.
À plusieurs reprises, les membres du G7 ont mis en garde Pékin contre tout soutien qui permettrait à Moscou d’atténuer l’impact des sanctions. Jusqu’à présent, la Chine a fait preuve de prudence dans ses déclarations concernant la crise ukrainienne et a même dénoncé, début novembre, les menaces nucléaires russes. À ce stade, elle n’a pas réellement intensifié ses échanges commerciaux avec la Russie. Toutefois, à mesure que leur « amitié » se développera, toute marque de soutien, voire une simple absence d’opposition à la Russie, risque d’être interprétée de manière défavorable par le G7, qui, à défaut de sanctions directes, pourrait s’engager dans une stratégie active de « découplage » progressif avec la Chine.
C’est ce contexte de méfiance et de prise de conscience croissante par les entreprises des risques politiques et des coûts liés au commerce et aux investissements directs à l’étranger (IDE) qui sert de cadre au document publié début août 2022 par le groupe Schroders sous le titre « Ce qu’un nouvel ordre mondial pourrait signifier pour l’économie ». Son économiste en chef, Keith Wade, identifie notamment quatre options possibles (et compatibles) pour le futur des échanges commerciaux. La première, qui est également la plus plausible, est que davantage d’IDE (investissements directs à l’étranger) se dirigent, dans une logique de substitution, vers des pays « amis » à faible risque. Cette solution permettrait de soutenir le commerce mondial, bien que sur une base plus régionale. Selon les estimations du McKinsey Global Institute, 15 à 25 pour cent des échanges mondiaux de biens pourraient se déplacer vers des pays différents au cours des cinq prochaines années. Dès lors, un ensemble plus large de pays devraient participer aux échanges mondiaux dans les années à venir.
En parallèle, on assisterait à une simplification des processus de production, comme en témoigne la réduction des semi-conducteurs dans l’industrie automobile, et à une plus grande standardisation, de sorte que les « intrants » (éléments entrant dans la production d’un bien) pourraient être obtenus auprès d’un ensemble plus large de fournisseurs. Schroders considère que cette tendance, qui rompt clairement avec la recherche de l’allocation optimale du capital des entreprises, pourrait néanmoins leur permettre de réduire les pertes d’efficacité. En effet, les chaînes d’approvisionnement pourraient ainsi devenir plus simples et plus diversifiées, un « résultat acceptable » aussi bien au niveau macro-économique que pour les responsables de la gestion des risques. Une deuxième option serait que les entreprises détiennent davantage de stocks, pour constituer des réserves de sécurité au sein de la chaîne d’approvisionnement. Il s’agirait donc d’un modèle à rebours du fameux « juste-à-temps », jugé plus efficace, qui s’est traduit par une baisse significative du ratio stocks/ventes au cours de la première décennie du XXIe siècle, notamment entre l’adhésion de la Chine à l’OMC et la crise financière mondiale de 2008-2009.
Toutefois, à en juger par les tendances récentes observées aux États-Unis, les ratios stocks/ventes ont plutôt augmenté ces dernières années, avant la crise sanitaire. Ce constat, qui ne reflète pas la situation internationale dans son ensemble, pourrait s’expliquer par la faiblesse des taux d’intérêt dans la décennie 2010-2020 qui a réduit les coûts de financement des stocks. Dans un futur proche, les stocks devraient augmenter compte tenu de deux facteurs : leur faible niveau cyclique (ils sont plutôt bas en 2022) et le choix des entreprises de détenir des stocks plus importants à long terme pour se prémunir contre les perturbations de toute sorte. Toutefois, la forte hausse des taux d’intérêt pourrait mettre un bémol à cette évolution.
La troisième option serait celle d’une relocalisation accrue via le rapatriement des chaînes de production. Envisagée dès la période de Covid-19, elle est désormais encouragée par l’augmentation des coûts de transport maritime et aérien. Elle stimulerait l’activité intérieure, mais représenterait clairement un recul de la mondialisation. Et si une chaîne d’approvisionnement reconfigurée pourrait être plus résiliente face aux chocs mondiaux, il faudrait alors accepter le « coût de la sécurité ». Ainsi, une volonté de relocalisation de la production en Occident doit tenir compte du fait que, bien que l’écart des rémunérations entre les États-Unis et la Chine (par exemple) se soit nettement réduit depuis 2000 quand les salaires étaient trente fois moins élevés dans l’Empire du milieu, le rapport était encore d’un à cinq en 2018 (derniers chiffres disponibles). La forte hausse des coûts de main-d’œuvre liée à une relocalisation accrue conduira les entreprises à investir davantage dans la robotique et l’intelligence artificielle (IA) pour préserver leur compétitivité et améliorer leur productivité.
Le quatrième scénario, le plus pessimiste, conduirait les entreprises à « réduire la voilure » - moins d’investissements, moins de production - l’augmentation des risques décourageant toute recherche d’expansion. Cette perspective signifierait inévitablement une diminution des échanges commerciaux, une croissance plus faible et une baisse des revenus. Dans la pratique, le plus probable serait une combinaison des quatre options : diversification des chaînes d’approvisionnement vers des pays « plus sûrs », davantage de stocks et de relocalisations et une réduction modérée du commerce international. Pour Keith Wade, les répercussions de la guerre en Europe, la première sur ce continent depuis 1945, conduiront à une redistribution durable des cartes. Les tensions engendrées par la guerre entraîneront une plus grande fragmentation ou régionalisation de l’économie mondiale.
Sur le plan macroéconomique, cela signifie moins d’efficacité, une hausse des coûts et un ralentissement de la croissance, autrement dit un retour à la stagflation des années 70-80. Parallèlement à des perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales, l’inflation devrait se révéler plus difficile à contrôler. Les banques centrales auront plus de mal à « faire rentrer le dentifrice dans le tube », ce qui risque d’engendrer une envolée des taux d’intérêt et un accroissement de leur volatilité. La recherche d’une plus grande sécurité d’approvisionnement aurait comme avantage de favoriser une meilleure adoption des technologies, surtout les plus innovantes, car les entreprises devront compenser la hausse des coûts par une productivité accrue. Pour des raisons de rattrapage de la hausse des prix et de meilleure productivité, mais aussi démographiques, on doit donc s’attendre à une hausse des salaires, même si l’emploi au niveau mondial devrait marquer un recul, en particulier dans les pays émergents.
La guerre en Ukraine, dont on ne perçoit toujours pas l’issue et la durée, aura pour effet de polariser l’attention sur les risques liés à la mondialisation et faire de la géopolitique une priorité pour les entreprises et les investisseurs. « Le commerce et l’investissement permettent habituellement de tisser des liens plus étroits entre les pays, mais lorsque ceux-ci se défont, les coûts sont importants », déplore l’économiste britannique.