Paul Krugman n’est pas seulement un économiste de haut niveau, récompensé par le prix Nobel en 2008. C’est aussi, depuis 1999, « un faiseur d’opinion », selon les termes d’un membre du comité d’attribution du prix. Sa chronique bi-hebdomadaire dans le New-York Times est particulièrement lue et commentée, d’autant qu’il s’y montre volontiers iconoclaste et à contre-courant des idées dominantes. Ce fut encore le cas de celle parue le 4 octobre, intitulée « Is the era of low interest rates over ? », où il prévoit un retour prochain à une période de taux bas, alors même que l’évènement marquant de l’année 2022 sur le plan financier aura été la forte hausse des taux d’intérêt.
Selon Krugman, cette augmentation inédite par sa rapidité est directement imputable à l’inflation qui s’est emballée dès l’automne 2021, à la sortie de la crise sanitaire (qui persiste cependant « à bas bruit »). Mais pour lui, elle est probablement temporaire. Il estime que la cause principale du phénomène est que les gouvernements ont abondamment aidé les ménages afin de garantir leurs revenus pendant la crise, tandis que la capacité productive était réduite. La confrontation entre une demande stable (et même accrue à la sortie de crise) et une offre inélastique a provoqué un rebond de l’inflation inconnu depuis quarante ans et amené les banques centrales, même la BCE qui a beaucoup tardé à le faire, à remonter les taux de manière régulière et parfois agressive. La Fed américaine les a augmentés sept fois entre mars et octobre 2022.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir jusqu’où les taux vont grimper et pendant combien de temps, puis à quel moment ils peuvent redescendre. Un grand nombre d’économistes pensent qu’après la flambée actuelle, de durée indéterminée, les taux baisseront mais que l’on ne reviendra jamais aux niveaux historiquement bas, parfois négatifs, qui prévalaient fin 2019-début 2020 juste avant le déclenchement de la pandémie. Paul Krugman réfute cette opinion. Pour lui, si les taux étaient aussi bas avant la crise cela n’avait rien d’artificiel. Il y avait à cela des raisons fondamentales, qui n’ont pas changé et se seraient même renforcées. Il se rallie ainsi au concept de taux d’intérêt naturel (TIN) mis en évidence par l’économiste suédois Knut Wicksell en 1898 (!), il y a quelque 125 ans, dans son ouvrage Interest & Prices.
Le TIN est le taux théorique qui fait correspondre l’épargne et l’investissement, et qui assure donc une croissance harmonieuse avec des prix stables. En pratique, il est difficile à estimer, mais il est important que le taux d’intérêt réel du marché monétaire (après déduction de l’inflation) s’en rapproche le plus possible. S’il est trop bas, les dépenses d’investissement excéderont l’offre d’épargne, et ce déséquilibre se traduira par une montée des prix. Krugman observe que les taux bas sont apparus il y a plus de trente ans, mais qu’aucune surchauffe inflationniste n’a été observée pendant toute cette période. Il en déduit que le bas niveau des taux au cours des années pré-crise sanitaire reflétait l’évolution de fondamentaux économiques et sociaux. Lesquels ?
Pour Krugman, les facteurs qui commandent le niveau de la demande d’investissement sont les plus déterminants. Or, depuis les années 1990, deux d’entre eux ont perdu de leur dynamique. Le premier est la démographie, qui marque un net ralentissement dans de nombreux pays riches, particulièrement en Europe et au Japon. La population en âge de travailler y décline depuis 2010. Aux États-Unis, sa croissance s’est nettement ralentie depuis 2008. Le second est l’innovation technologique. Cet aspect est plus difficile à apprécier, mais Krugman juge que les changements technologiques majeurs marquent le pas, avec moins d’innovations disruptives depuis quelques années. Il observe que la productivité totale des facteurs, un indicateur permettant d’évaluer le niveau technologique de l’économie (il s’agit de la part de la croissance économique qui n’est pas expliquée par l’augmentation du volume du capital et du travail) n’augmente plus que lentement depuis 2005 environ. Et comme l’épargne est restée abondante, la chute de la demande d’investissement a provoqué une baisse du TIN.
Paul Krugman considère qu’il n’y a aucune raison de penser que ces deux moteurs de la demande d’investissement redémarrent en 2023 ou 2024. C’est surtout le cas de la démographie, durablement déprimée, car il concède que de nombreuses avancées technologiques se sont récemment produites dans les « énergies vertes » et que la transition énergétique se traduira par des investissements nouveaux. « Mais en dehors de cela, les mêmes facteurs qui ont maintenu les taux d’intérêt à un faible niveau avant la pandémie semblent toujours en place », écrit-il. Selon lui, tout indique que les marchés financiers s’attendent à ce que l’inflation revienne à ses niveaux d’avant-pandémie. Dans ces conditions, les taux du marché baisseront pour revenir à leur « niveau naturel » car il est difficile de déceler un facteur quelconque susceptible de les maintenir à un niveau élevé une fois que la poussée actuelle d’inflation sera passée.
Son opinion est partagée par plusieurs économistes européens comme Catherine Lubochinsky, professeur à l’université de Paris II. Dans un texte publié par Le Cercle des Economistes le 24 octobre, elle estime qu’en supposant que l’action des banques centrales contre l’inflation soit efficace, « les facteurs explicatifs à long terme des taux réels (démographiques, productivité, besoins massifs d’investissement pour le climat etc.) conduisent à prévoir que ces derniers devraient rester durablement faibles ». Pour l’instant, aucun économiste, Krugman compris, ne se risque à prédire quand l’inflation se calmera. Le FMI prévoit qu’elle restera élevée dans les deux ans à venir tout en marquant une décélération. Au niveau mondial elle devrait passer de 8,8 pour cent cette année à 6,5 pour cent en 2023 et à 4,1 pour cent en 2024. C’est un niveau très supérieur à celui connu avant la crise sanitaire, puisque selon la Banque Mondiale la hausse des prix avait été de 2,4 pour cent en 2018 et 2,2 pour cent en 2019.
Du même coup, et en gardant à l’esprit que les prévisions officielles sont très hasardeuses, car largement dépendantes de la situation géopolitique, personne ne peut dire à quel moment, même approximatif, le retour à des taux bas pourrait être effectif. La datation est pourtant d’une grande importance pour les acteurs économiques, ménages ou entreprises, épargnants ou investisseurs. En effet, ils sont actuellement confrontés à une situation inédite, et très déstabilisante car seules les personnes âgées de plus de soixante ans ont encore le souvenir des périodes d’inflation et de taux élevés des années 70 et du début des années 80, quand les taux directeurs de certaines banques centrales dépassaient les quinze pour cent.
Il faudra un certain temps aux ménages et aux entreprises pour s’adapter à la nouvelle donne. Si les taux devaient baisser à un horizon assez rapproché (à cinq ans par exemple) et de manière durable, leurs stratégies financières seraient à nouveau remises en cause et de manière difficilement prévisible..
L’anti-Krugman
Paul Krugman est une personnalité clivante qui compte une multitude d’opposants. Le principal n’est pas un économiste américain mais .. un historien britannique, Niall Ferguson, qui, il est vrai, enseigne aux États-Unis et s’y engage politiquement.
En août 2012 il avait publié dans Newsweek un article très anti-Obama, auquel Krugman, fidèle soutien du camp démocrate, n’avait pas manqué de réagir en parlant de « déformation des faits » et « d’erreurs fondamentales ». Ulcéré, Ferguson s’est en alors pris très violemment à Krugman (le magazine Forbes a parlé de « flagellation publique ») en octobre 2013 dans une série d’articles et d’interviews.
Tout en déplorant le côté prétentieux de Krugman qui « a raison sur tout », il a notamment recensé avec gourmandise et en termes très durs les multiples erreurs de prévision de son collègue et ses préconisations hasardeuses. Krugman s’est ainsi trompé sur l’euro dont il prévoyait l’éclatement en 2012, et dix ans auparavant il avait appelé la Fed à créer une bulle immobilière pour remplacer la bulle Internet qui venait d’éclater. On connaît la suite. Ferguson note également que Krugman, qui a pourtant signé en juin 1998 un article intitulé « Why most economists’ predictions are wrong » a beaucoup de mal à reconnaître ses erreurs. Quelques années plus tard, l’historien écossais aura eu à nouveau l’occasion de confondre Krugman qui avait imprudemment écrit en 2016 que « si Trump est élu, l’économie américaine va s’écrouler et les marchés financiers ne vont jamais s’en remettre ».
Taux neutre
Le taux d’intérêt naturel est un indicateur théorique. Il n’est pas directement observable mais il peut être calculé grâce à des modèles statistiques. Les hypothèses servant à les construire étant variables, les estimations du TIN se révèlent très disparates. Néanmoins la plupart des chercheurs se rejoignent sur le fait que dans la zone euro, il est devenu nul ou négatif depuis la crise économique et financière de 2008-2009.
Le TIN dépend de facteurs structurels à caractères démographique, économique et social comme l’espérance de vie, la population en âge de travailler, le niveau des qualifications ou l’intensité du progrès technologique. Pour ces raisons, il n’évolue que lentement car il faudrait des chocs du côté de l’épargne et de l’investissement pour le modifier significativement à court terme. Mais ils ne peuvent être exclus, surtout du côté de l’investissement, plus volatil que l’épargne. La crise de 2008-2009 était un de ces chocs.
La BCE parle de taux neutre (ou de normalisation) pour désigner le niveau qui n’accélère ni ne ralentit l’économie : il serait d’environ deux pour cent, ce qui correspond à l’objectif d’inflation qu’elle visait il y a encore quelques mois. Mais il s’agit là d’un taux nominal. En déduisant l’inflation sous-jacente (hors prix de l’énergie) qui prévaut dans la zone euro début novembre 2022, soit environ cinq pour cent, on parvient à un taux négatif de -3 pour cent. Or ce taux est tout à fait cohérent avec les travaux des chercheurs sur l’évaluation du taux d’intérêt naturel, notamment entre 2010 et 2017.