Pourquoi peu de banques absorbent des concurrentes du marché européen

Les illusions des fusions

d'Lëtzebuerger Land vom 31.05.2024

Après une année 2023 marquée par le rachat en catastrophe du Credit Suisse par UBS, 2024 est celle du retour à des rapprochements plus « classiques » entre banques dans les pays européens. En Espagne le second établissement du pays, BBVA, vient de lancer une OPA hostile sur le numéro quatre du marché, Sabadell. En Belgique BNP Paribas Fortis a repris Bpost banque en janvier dernier et Crelan finalisera dans le courant de l’été son acquisition d’Axa Bank Belgium, décidée début 2022. En Allemagne, il est à nouveau question, cinq ans après une première tentative avortée, d’un rapprochement entre Deutsche Bank et Commerzbank, les deux principales banques du pays.

Depuis la crise financière de 2008, les fusions et acquisitions se sont multipliées en Europe, surtout dans les pays au paysage bancaire fragmenté : ainsi en Espagne, le nombre de banques a été divisé par deux en quinze ans, passant de 200 à cent entités, de nombreuses petites caisses d’épargne locales fragilisées par leur exposition au crédit immobilier ayant été rachetées par des poids lourds du secteur. Dans la plupart des cas, il s’est agi d’opérations « domestiques », entre établissements locaux, encouragées par les pouvoirs publics pour des raisons de souveraineté économique, avec parfois en toile de fond des considérations sociales et électorales.

En revanche, les opérations transfrontalières sont restées rares en Europe de l’Ouest, sauf juste après la crise, avec notamment le rachat en 2009, par la française BNP Paribas, de la banque belge Fortis et de ses filiales (dont la BGL au Luxembourg). Ces fusions avaient pourtant été nombreuses entre 2000 et 2007, et la BCE entend bien les relancer. Son vice-président, l’Espagnol Luis de Guindos avait fait part en mars 2019 du souhait de la banque « d’assister à des fusions entre banques de différents pays de la zone euro plutôt qu’à des rapprochements entre établissements du même pays ». Il observait alors, ce qui est toujours le cas aujourd’hui, que parmi les quinze premières banques mondiales par la capitalisation boursière figurait une seule banque européenne, HSBC, appartenant de surcroît à un pays désormais non-membre de l’UE.

A l’étonnement général, cette position est désormais défendue par le président français Macron. Dans une interview à Bloomberg le 14 mai, interrogé sur la possibilité (fictive) que la première banque espagnole, Santander, achète la Société Générale, il a déclaré qu’il ne ferait pas obstacle cette opération. Ce qui a aussitôt alimenté les rumeurs sur un possible rapprochement (bien réel cette fois) de la SG avec l’italienne Unicredit, qui est périodiquement évoqué depuis près de vingt ans. De fait, leurs cours en bourse ont bondi aussitôt après la déclaration du président français. Les deux banques n’ont toutefois pas tardé à démentir toute volonté d’union.

Le directeur général de la Société Générale, Slawomir Krupa, a estimé lors de l’assemblée générale que « la probabilité d’une opération d’ampleur transfrontalière en Europe » impliquant sa banque était « nulle ». De façon générale selon lui, en Europe, les fusions transfrontalières « sont aujourd’hui extraordinairement improbables pour toute une série de raisons dont la première est d’ordre réglementaire : il existe d’importantes surcharges de capital liées à la taille des institutions bancaires ». Il considère aussi que les synergies d’une telle opération sont difficiles trouver. Une opinion partagée par son homologue d’Unicredit, Andrea Orcel, qui, tout en se félicitant de l’engagement d’un grand dirigeant en faveur d’une consolidation européenne, a indiqué que « si les règles ne changent pas, personne ne sera intéressé au-delà d’opérations domestiques parce qu’il est impossible de créer des synergies ».

Plusieurs professionnels, universitaires et médias spécialisés sont sur la même ligne, l’Agefi France n’ayant pas hésité à parler le 14 mai du « mirage » des fusions bancaires transfrontalières. Le directeur général du Crédit Agricole, Philippe Brassac a apporté de l’eau au moulin de son confrère de la SG, estimant que « la consolidation européenne cross-border ne peut se faire parce qu’elle n’est pas simple ».

Conscient de l’émoi provoqué par ses propos, Emmanuel Macron a quelque peu rétropédalé en déclarant au magazine L’Express n’avoir jamais dit souhaiter le rachat d’une banque française par un concurrent étranger, précisant quand même qu’il ne voulait pas non plus la bloquer car « on ne peut pas dire qu’on est pour l’union des marchés de capitaux et l’union bancaire, et dire qu’on va faire, entre Européens, du protectionnisme ». Les obstacles aux opérations transfrontalières sont nombreux. Les systèmes bancaires des États membres demeurent très hétérogènes sur plusieurs plans. Celui de la réglementation n’a par exemple pas été totalement harmonisé. Des spécificités locales persistent, en matière de produits bancaires, de protection des consommateurs ou de droit des faillites. Les comportements des clients, particuliers et entreprises, sont également très différents et l’activité bancaire transfrontalière est très limitée.

Selon l’agence Fitch, « les synergies sont perçues comme étant plus importantes au sein d’un même marché, en raison des barrières importantes à l’entrée d’autres marchés européens ». Par ailleurs, en raison de son caractère stratégique, le secteur bancaire suscite volontiers des réflexes protectionnistes de la part du pouvoir politique, donnant le plus souvent possible la préférence à des « solutions locales ». Dans ces conditions, pourquoi la BCE pousse-t-elle quand même à la roue ? L’institution de Francfort semble considérer que l’UMC mettra encore un certain temps à voir le jour. Des rapprochements transfrontaliers sont plus rapides à mettre en œuvre. La constitution de grands groupes bancaires pan-européens pourrait faire avancer les choses en attendant l’hypothétique réalisation de l’UMC.

Danièle Nouy, présidente du Conseil de supervision de la BCE, estimait en 2017 que « les fusions transfrontières ne contribueront pas seulement à aider à diminuer le nombre d’acteurs bancaires, elles contribueraient aussi à renforcer l’intégration. Cela nous rapprocherait de notre objectif, à savoir un secteur bancaire européen véritablement intégré ». Le 18 mai 2024, l’économiste français François Meunier allait dans le même sens : « On dit souvent qu’il n’y aura consolidation bancaire européenne qu’une fois le marché commun des capitaux mis en place. Le lien inverse existe aussi : c’est la venue d’institutions financières pan-européennes, dans l’idéal de taille moyenne, qui aidera la mise en place de ce marché ».

Certains dirigeants de banques en sont bien convaincus. En décembre 2023, le DG d’Unicredit, une enseigne déjà présente dans treize pays européens, déclarait vouloir développer ses activités en Europe centrale et orientale, notamment par croissance externe. La banque italienne en est familière, elle qui a racheté en 2005 Bank Austria, troisième banque locale en termes de bilan, et HVB, alors deuxième banque privée allemande. Le 22 mai 2024 il révélait, dans un entretien au Financial Times, étudier toutes les cibles d’acquisition possibles à l’étranger, excluant toutefois l’Allemagne, l’Autriche et la France, « des marchés difficiles où les prix sont trop élevés ». Manière de dire que sa réticence envers la SG relève plus d’une histoire de gros sous que d’un manque d’intérêt stratégique.

La position d’Andrea Orcel est significative. Dans un proche avenir les « champions nationaux » vont sans doute continuer à racheter des petits établissements bancaires ou financiers dans d’autres pays européens, mais sans arriver à se positionner comme des « global players » disposant d’une part de marché significative dans les principaux pays de l’UE. Dans ces conditions il est peu probable que, dans les trois-cinq années à venir, les opérations transfrontalières retrouvent leur rythme d’avant la crise financière. Des fusions nationales sont néanmoins à prévoir dans les pays où le secteur bancaire est encore « atomisé » comme l’Allemagne avec plus de 1 500 établissements de crédit (deux fois plus qu’en France, quinze fois plus qu’en Espagne) à zone d’influence locale ou régionale, en grande partie publics ou coopératifs. Cette fragmentation qui nuit aux économies d’échelle et à la rentabilité, milite en faveur de rapprochements, mais les différences de structures juridiques sont difficiles à surmonter : en mars 2023 la Landesbank de Hesse-Thuringe (Helaba) et le DekaBank, banque centrale des caisses d’épargne, ont renoncé à leur fusion pour se contenter d’une coopération plus étroite.

Georges Canto
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