Une atmosphère légère et festive flotte ce dimanche soir dans l’atrium de RTL City. Présent en nombre à la « grouss Wal-Soirée », le patronat se trouve vite soulagé quand se confirme la tendance, autour de 20 heures : Déi Gréng et la coalition sortante sont hors-course. Le directeur de la Fedil, René Winkin, intervient après 21 heures au micro de RTL Télé Lëtzebuerg. Après avoir souligné « l’indépendance politique » de son lobby, le représentant patronal reproche à la coalition sortante des désaccords en matière industrielle qui ont donné « une mauvaise image du pays auprès des investisseurs ».
À l’approche de 22 heures, les Spëtzekandidaten ont acté des résultats devant leurs militants. La répartition des forces politiques est dessinée. Un autre représentant du patronat succède à René Winkin sur le plateau « interview » surplombant « la fête » électorale. Roland Kuhn, président de la Fédération des entreprises de la construction, n’est pas très content non plus de l’action des gouvernements Bettel dans son secteur : « Les procédures se sont révélées beaucoup trop longues ces dernières années. » En arrière-plan, Marc Giorgetti (président du Groupement des entrepreneurs des travaux publics) a posé sa Battin et papote avec Carole Muller (présidente de la Confédération luxembourgeoise du commerce), grand sourire aux lèvres. Roland Kuhn invite les partis à former « très rapidement » une coalition pour agir contre la crise traversée par le bâtiment et, interrogé sur un très probable changement gouvernemental, avec l’arrivée du CSV, répond : « Mir hoffen, dass dat dann elo sou ass ». L’ancien vice-président de l’UEL est le seul représentant du patronat a soutenir ouvertement l’intronisation des chrétiens-sociaux. Les autres s’en tiennent à leur vœu d’agnosticisme. Face au Land cette semaine, Jean-Paul Olinger, aussi présent chez RTL, préfère expliquer l’ambiance légère lors de la soirée électorale par une infusion éthylique. « La fête a commencé tôt, les résultats sont tombés tard », ironise-t-il. René Winkin se contente d’espérer que leurs interlocuteurs dans les ministères « comprennent et entendent les préoccupations du monde entrepreneurial ».
Comment penser le contraire avec nomination comme formateur de celui qui a quitté la Chambre de commerce en février pour briguer le poste de chef de gouvernement ? Son successeur, Fernand Ernster, caresse aussi cet espoir de bonne coopération public-privé au micro de Paperjam. Constatant que « l’électeur a voté pour le changement », le nouveau président de l’institution patronale espère « que le gouvernement définira une stratégie avec les entreprises pour garantir un maximum de la qualité de vie que nous avons au Luxembourg ». Un des lobbyistes présents dimanche soir, Jean-Lou Schiltz (vice-président de la Fedil et ancien ministre) adhère au même parti que Luc Frieden et partage une certaine complicité avec lui. Mais la joie du patronat (aussi représenté dimanche par Michèle Detaille, présidente de la Fedil, et Tom Wirion, directeur général de la Chambre des métiers) tient moins à des liens politiques qu’à des aspirations communes en matière économique (quand il ne s’agit pas de communauté d’intérêts). Jean-Paul Olinger rappelle en outre au Land la proximité des partis CSV et DP sur les questions économiques. Les chrétiens-sociaux sont menés par un libéral et les libéraux se disent sociaux.
En 2018, le libéral Michel Wurth, à l’époque président de l’UEL et de la Chambre de commerce, martelait déjà chez RTL la possibilité d’une alliance avec les chrétiens-sociaux (plutôt qu’avec les socialistes et les écologistes): « Et geet dach duer fir Schwaarz-Blo !». Le manque de confiance des entrepreneurs et des consommateurs, ainsi que la crainte en l’avenir économique ont nourri ce crédit en Luc Frieden, ancien ministre des crises (subprimes et dettes souveraines). Et les cadeaux offerts par le gouvernement Bettel II aux salariés aux dépens des entreprises, comme le jour de congé supplémentaire ou le refus d’aménager l’indexation, c’était pousser le bouchon un peu loin. Ce dimanche soir, côté patronat, on ambitionne de retricoter ce qui a été détricoté par les coalitions à trois. « Que voulez vous concrètement ? », demande le journaliste à Roland Kuhn : « Par exemple baisser la TVA sur le logement ou revenir sur le taux d’amortissement accéléré. Toutes ces choses qui ont disparu ces dernières années. » Idem pour la loi sur le bail à loyer : « Il faut la ranger dans un tiroir quelques années ». L’objectif pour le patronat : construire, construire, construire. 100 000 logements jusqu’à 2040, explique Jean-Paul Olinger.
Le but, résoudre la crise du logement en favorisant l’investissement (et accessoirement renflouer les comptes des entreprises). Un message répété dès lundi par l’UEL dans un communiqué de presse à l’attention du formateur et des partis en négociation. S’y ajoutent d’autres défis : Pénurie de main d’œuvre, transitions digitale et environnementale, infrastructures et services publics, et enfin soutenabilité des finances publiques. La question de la fiscalité est soulevée avec des pincettes. Pas la peine d’insister. Le CSV a fait campagne sur un allègement fiscal général, y compris pour les entreprises « par rapport aux places concurrentes ». Idem, pas de gold plating. « La directive rien que la directive ». Le principe est rappelé dans le programme chrétien-social. Un ancien lobbyiste soulève aussi la possibilité que l’administration fiscale redevienne plus business friendly. « Der Finanzplatz ist das Rückgrat der Luxemburger Wirtschaft und die Haupteinahmequelle des Luxemburger Staates », lit-on dans les mêmes engagements programmatiques. Garantir le bien-être matériel, quoiqu’il en coûte moralement ? Un vernis vert est appliqué : « Finanzplaz, Handwierk, Industrie : staark, gesond an nohaklteg » (sic), titre le CSV dans son programme. Cette semaine, la lutte contre la pauvreté est le premier des douze groupes de travail constitués par les négociateurs pour l’accord de coalition.
À RTL City dimanche soir, manquent les deux principales figures du syndicalisme (hors fonction publique) : Nora Back (OBGL) et Patrick Dury (LCGB), pourtant invitées. Cela saute aux yeux face à l’omniprésence patronale, y compris pour commenter le décompte des suffrages. « J’ai préféré notre traditionnel repas de famille pour les soirées électorales », s’explique la présidente du syndicat des travailleurs. (Véronique Eischen représentait l’OGBL, mais n’est pas intervenue face caméra.) Nora Back s’est rattrapée les deux jours suivants. Sur les ondes et dans la presse. La syndicaliste a allumé une mèche en présumant qu’il pourrait y avoir davantage de conflits sociaux avec cette coalition ouvertement libérale. Une manière aussi de donner un intérêt aux syndicats. Le parti prônant une baisse du temps de travail a été écarté. « Nous sommes la grande force d’opposition au gouvernement », avance Nora Back au Land, « d’autant plus que nos membres ne sont pas tous des électeurs ». Ce qui confèrerait au syndicat d’autant plus de légitimité puisqu’il implique tous ceux qui travaillent au Luxembourg, y compris les étrangers et les frontaliers. L’enjeu est répété dans les campagnes de pub pour les élections sociales. L’OBGL occupe les premières pages des journaux en cette semaine post-électorale alors que les élections interviennent en mars 2024. Point fort de la lutte : la réforme de la loi sur les conventions collectives. Elle était inscrite dans l’accord de coalition 2018-2023. Elle n’a pas été menée. L’OGBL entend inscrire dans la loi et les conventions sectorielles les règles de l’organisation du travail. Le syndicat de gauche ne veut pas qu’elle soit négociée au sein de l’entreprise où le patron a une emprise sur ses salariés. Nora Back rappelle que l’UE préconise que 80 pour cent des salariés jouissent d’une convention collective (contre 62 pour cent aujourd’hui). Le patronat souligne qu’il s’agit d’un objectif et que le niveau de protection sociale est déjà très élevé. Les deux camps seront consultés par le formateur dans le cadre des sessions plénières de négociations.
L’OGBL rappelle cette semaine sur son site internet les manifestations syndicales du 9 octobre 1973, « les plus grandes de l’après-guerre », à l’occasion de leur cinquantenaire. Elles préfiguraient une grève d’ampleur. « Grâce à cette mobilisation de masse, le LAV (ancêtre de l’OGBL) réussit à inscrire ses idées à l’ordre du jour politique, et marque la campagne électorale de 1974 qui conduit au premier gouvernement sans participation du CSV depuis 1926 », lit-on. Mardi, Tageblatt publie une tribune signée Yanis Varoufakis. L’ancien ministre des Finances grec développe la thèse selon laquelle Christine Lagarde (avec qui Luc Frieden, du même parti européen, aime souligner sa proximité) a nourri le succès des populistes en Europe occidentale par son incapacité à avoir prévenu l’inflation. Cette dernière et la hausse des taux brutale frappent surtout les plus bas revenus et les gens sans patrimoine. « Nous l’avons constaté dans les années 1970 (avec les chocs pétroliers, ndlr) et nous le constatons maintenant, sauf que là c’est pire. Dans les années 1970, les syndicats étaient suffisamment puissants pour obtenir des hausses de salaires et apaiser les pertes de pouvoir d’achat liées à l’inflation subies par les travailleurs ». Et il fait peu de doutes que les craintes sur le niveau de vie et du pouvoir d’achat ont provoqué une réaffectation des votes écologistes sur des partis ciblant davantage ces enjeux de préservation du bien-être matériel.
Enjeu atomique
La problématique de l’énergie est un sous-enjeu du groupe de travail « Économie et travail » des négociations de coalition. Avec la disparition des Verts du gouvernement et la prise de pouvoir du CSV, le Luxembourg va revoir sa position sur le nucléaire. Le CSV et la Fedil considèrent le nucléaire comme une énergie de transition crédible sur la voie du tout renouvelable. Les chrétiens-sociaux se sont retirés en 2022 de l’Aktiounskomitee géint Atomkraaft et ont laissé entendre que, de retour pouvoir, ils ordonneraient le retrait du recours déposé en juillet 2022 contre la décision de la Commission européenne d’inclure le nucléaire dans sa taxonomie verte. « On est dans une position de donneurs de leçons à des pays qui nous fournissent de l’énergie », analyse René Winkin. Le directeur de la Fedil propose de « tendre la main » aux Français pour qu’ils fournissent aux PME luxembourgeoises des contrat énergétiques liés aux coûts du nucléaire.