L’énorme bâtiment qui abrite le siège de la BCE à Francfort, au bord du Main, se présente sous la forme de deux tours accolées l’une à l’autre, d’une hauteur de 185 mètres chacune. Une légende tenace veut que ses deux édifices symbolisent les deux missions assignées à la banque, la politique monétaire de la zone euro et la supervision des grandes banques de l’UE. Or leur construction a commencé en 2010 (leur conception est donc bien antérieure) alors que la BCE a reçu seulement en novembre 2014 la responsabilité de superviser les quelque 110 banques les plus importantes de 21 pays européens (les 20 membres de la zone euro, plus la Bulgarie), représentant plus de 80 pour cent du total des bilans bancaires dans l’UE. Dans le cadre de cette mission, la BCE doit vérifier si les banques respectent bien la réglementation prudentielle européenne, en matière de fonds propres, mais aussi de liquidité.
Cette activité, très peu connue du grand public, mais qui pèse lourdement sur les professionnels, vaut à la BCE d’être presqu’autant contestée que dans sa mission historique de conduite de la politique monétaire. La BCE agit elle-même sous le contrôle de la Cour des comptes européenne (CCE), une institution très ancienne, puisqu’elle a été créée en 1977 à Luxembourg, et qui se définit elle-même comme « la gardienne des finances de l’UE ». La CCE s’est récemment intéressée à la manière dont la Banque centrale européenne surveillait le risque lié aux crédits, car les pertes occasionnées par le non-remboursement éventuel des prêts accordés par les banques supervisées viendraient en déduction de leurs fonds propres, qui doivent rester supérieurs à un minimum réglementaire (ratio de solvabilité, dit de Bâle III). En la matière, la BCE évalue chaque année les risques courus par les banques en termes de montant et de qualité des créances comme de niveau des provisions, sachant que les crises les plus récentes ont montré qu’une trop grande permissivité en matière de prêts et un provisionnement insuffisant pouvaient être une réelle menace pour la survie des banques.
La Cour a publié ses conclusions le 12 mai 20231. Appréciation : peut mieux faire. « Les évaluations prudentielles du risque de crédit des banques par la BCE sont en général de bonne qualité, mais elles présentent certaines lacunes ». Bien qu’elle ait intensifié ses efforts pour traquer les créances douteuses, la BCE n’a pas imposé – ce qu’elle est en droit de faire - d’exigences de fonds propres supplémentaires aux banques les plus exposées. Elle n’a pas non plus suffisamment durci les mesures prudentielles lorsque les banques laissaient persister des faiblesses dans leur gestion du risque de crédit. La Cour pointe également le manque de personnel affecté, par la BCE mais aussi par les autorités nationales, à la surveillance bancaire, et déplore la durée excessive des phases de surveillance de 2021, qui s’est traduite par des évaluations parfois obsolètes. Elle reconnaît en même temps que le volume de créances douteuses dans les banques a diminué ces dernières années, en particulier grâce aux actions de la BCE.
La CCE recommande donc à la BCE « de renforcer les évaluations des risques des banques, en préservant son indépendance opérationnelle en tant qu’autorité de surveillance ; d’améliorer son processus de contrôle et d’évaluation prudentiels en accélérant certaines procédures telle que les phases de dialogue entre la BCE et les banques surveillées ; d’appliquer des mesures de surveillance permettant de mieux garantir la bonne gestion et la couverture adéquate des risques par les banques en améliorant la transparence du processus de surveillance ». La BCE avait en quelque sorte pris les devants mi-décembre 2022, en annonçant que dans l’année à venir (donc 2023), elle suivrait avec une attention accrue l’exposition des établissements de crédit à des secteurs ou activités vulnérables, dont l’énergie et l’immobilier. La Banque centrale faisait référence à une évaluation récente confirmant l’existence de faiblesses en matière de contrôle des risques par les banques, qui touchaient entre autres à la classification des emprunteurs en difficulté et aux provisions. « Cela rend les banques vulnérables à une forte correction de certains marchés, comme l’immobilier résidentiel, au vu de la dynamique des prix observée ces dernières années », indiquait-elle. Elle s’inquiétait aussi de l’évolution du marché de l’immobilier commercial, très affecté par la hausse des taux d’intérêt et par l’augmentation des coûts de construction, et aussi, pour ce qui concerne le secteur des bureaux, par l’évolution des pratiques de travail depuis la crise sanitaire de 2020-2021.La BCE entendait donc procéder à des vérifications plus ciblées afin d’encourager une prise en considération « juste et ordonnée » des pertes de crédit potentielles, via une augmentation des provisions.
Par ailleurs, en mars 2023, elle a répondu aux critiques de la Cour des comptes européenne (dont elle a eu connaissance avant leur divulgation publique) dans un document qui ne compte pas moins de 21 pages. Elle estime notamment que, contrairement à ce que prétend la CCE, « sa méthodologie actuelle en matière de fixation des exigences de fonds propres supplémentaires permet d’assurer une couverture adéquate de tous les risques significatifs ». Elle a été renforcée en 2021. Par ricochet, les nouvelles exigences préconisées par la CCE vont peser sur les banques supervisées, elles qui se plaignent depuis longtemps du pointillisme des contrôles de l’autorité de tutelle : ils seraient la source de coûts importants en termes de temps, de personnel et d’outils et dispositifs de gestion des risques. À cet égard, l’été 2023 leur aura réservé une mauvaise surprise. La BCE a en effet annoncé, le 22 juillet, vouloir surveiller plus fréquemment l’état des liquidités des banques de la zone euro.
Dans son acception la plus large, le concept de liquidité bancaire désigne la capacité des établissements à faire face à leurs engagements à court terme, voire à très court terme, et parfois imprévus (comme des retraits brutaux de la part des déposants) au moyen de leur trésorerie courante, mais aussi en cédant des actifs financiers qu’elles détiennent. La BCE, dans son rôle de superviseur, contrôle depuis 2014 le respect par les banques de deux ratios de liquidité établis par le Comité de Bâle, notamment le LCR (Liquidity Coverage Ratio) qui mesure la liquidité à court terme2. Cette surveillance n’a pas posé de problèmes particuliers jusqu’au début 2023. Mais la faillite de banques régionales américaines comme Silicon Valley Bank et Signature Bank, ainsi que la déconfiture du Credit Suisse, ont changé la donne. Bien que les évènements survenus des deux côtés de l’Atlantique n’aient pas eu de lien direct entre eux, et que par ailleurs ils ne concernaient pas l’UE ou la zone euro, ils ont marqué les esprits en montrant notamment aux États-Unis, l’effet destructeur de bank runs que l’on croyait révolus mais qui ont été amplifiés de manière inattendue par les réseaux sociaux.
En conséquence, les régulateurs de toute la planète ont considéré qu’il fallait piloter la liquidité des banques de manière plus étroite. À partir de fin septembre, les banques européennes devront « envoyer des informations sur une base hebdomadaire, afin d’avoir des données plus récentes et de mieux surveiller les évolutions de liquidités », a déclaré l’italien Andrea Enria, président du Conseil de surveillance prudentielle de la BCE. Ces données sont déjà fournies mensuellement. Elles incluent des détails comme l’échéance des créances et dettes figurant dans les comptes des banques, leurs contreparties et les opérations de refinancement effectuées avec la BCE. Cela doit permettre en particulier de mieux contrôler l’évolution « des actifs les plus liquides, comme les dépôts bancaires », a ajouté M. Enria. Cette initiative répond à une recommandation faite en juin par l’Autorité bancaire européenne, l’ABE, le régulateur qui édicte les règles pour le secteur, surtout connu pour organiser les « stress tests » périodiques appliqués aux plus grands établissements. La mesure n’est pas très bien accueillie par les professionnels car elle va occasionner un reporting quatre fois plus fréquent qu’actuellement, avec ce que cela comporte de coûts supplémentaires, sans que pour autant la surveillance soit plus efficace, la probabilité d’une dégradation « infra mensuelle » étant très faible et par ailleurs détectable à l’avance. Plusieurs experts rappellent que les banques touchées en mars 2023 étaient déjà réputées fragiles.
Intransigeance
Depuis l’été 2022, la BCE, dont l’action avait plutôt été saluée sous « l’ère Draghi » (2011-2019), est vivement critiquée pour sa politique monétaire face à l’inflation apparue dès la fin de la crise sanitaire et accélérée par l’intervention russe en Ukraine. La banque a d’abord été accusée d’avoir tardé à relever ses taux (le principal taux directeur, le « refi » était encore nul fin juillet 2022) puis de n’avoir cessé de les augmenter depuis, alors même que l’activité économique était fortement impactée et que le mouvement de hausse générale des prix commençait à s’infléchir au printemps 2023. L’intransigeance de la BCE, qui est d’ailleurs partagée par la Fed américaine, s’explique par le maintien d’une inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) élevée, loin du niveau des deux pour cent, objectif qui n’est pas remis en cause alors que de plus en plus d’experts le trouvent irréaliste. Un consensus semble s’établir pour considérer que la hausse des taux s’achèvera avant la fin 2023. Ce qui ne signifie pas qu’ils baisseront. Pas de quoi rendre la BCE plus « populaire » comme disent les Anglais.