Quand la guerre s’invite dans le débat économique

Le bruit des bottes

Maxim Straus (Cargolux), Béatrice Belorgey (BGL), Thierry Wolter (Ceratizit) et François Heisbourg (International Institute for
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 21.04.2023

Franz Ferdinand « I am not a fair-weather minister ». Lundi à la Journée de l’économie organisée à la Chambre de commerce, le socialiste Franz Fayot s’affirme. Lui et ses positions. Depuis son accession en février 2020 au douzième étage du Forum Royal, Franz Fayot a successivement affronté les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 puis celles de l’invasion russe en Ukraine : « Skyrocketing inflation », réorganisation géopolitique et repolarisation du monde, « qui a démarré avant et qui s’est accélérée avec les deux crises ». On est bien loin de la Fin de l’histoire annoncée par Francis Fukuyama dans les années 1990. Le ministre a détaillé sa vision du Luxembourg dans l’espace international : Elle s’insère d’abord au sein de l’Union européenne où l’on développe des stratégies d’investissement technologique et d’autonomie industrielle durables que Franz Fayot « applaudit » : le plan NextGeneration EU, le Green Deal Industrial Plan ou le Net-Zéro Industry Act. Franz Fayot précise que ces mesures de soutien doivent être accessibles aux PME luxembourgeoises et pas seulement aux grands groupes. Puisque les entreprises européennes doivent financer leur transition énergétique et digitale, le ministre LSAP ajoute l’impératif de protéger le marché européen à ses frontières d’une compétition « injuste » du moins-disant social ou environnemental.

En cette année électorale, l’allocution sonne comme un plaidoyer politique. « I am a strong believer in a value-based trade policy ». Le très probable futur candidat au centre présente le Luxembourg comme un « vocal promoter » des droits de l’Homme, un pays « with a feminist foreign policy », le seul qui consacre un pour cent de son PIB à la coopération (un portefeuille dont il assume la charge). Le ministre socialiste se veut catégorique. Il ne croit pas au Wandel durch Handel. « It needs to be debunked for good. It is at best naive, at worst cynical », poursuit-il. Traiter avec n’importe quel pays porterait un risque de réputation. « Et au Luxembourg, nous savons bien que c’est un bien précieux. » Franz Fayot propose ainsi une doctrine du « friendshoring » ou du « nearshoring, pour consolider les relations commerciales dans le futur ». « Notre politique commerciale doit être cohérente avec ces principes et quand on regarde les pays que nous avons visités depuis fin 2020, cela se reflète », se satisfait le ministre.

La déclaration de Franz Fayot devant les diplomates fait écho au débat mené par les députés le 30 mars de l’année dernière sur la nécessité, ou non, de légiférer nationalement sur les chaînes d’approvisionnement. (La Commission européenne a présenté le 23 février 2022 un projet de directive sur le devoir de vigilance qui exigera des grandes entreprises qu’elles veillent au respect des droits de l’Homme sur leur chaîne de valeur. Le texte est discuté en commissions au Parlement européen.) À la Chambre, une fracture s’était opérée. D’un côté le clan LSAP-Déi Gréng a manifesté son soutien au projet de directive européenne pour éviter de laisser tomber l’UE et le Luxembourg dans une dépendance à des pays comme la Russie qui ne partagent pas ses valeurs démocratiques. Le DP et le CSV se sont montré plus prudents. Le lendemain, le Wort citait le leader chrétien-social Claude Wiseler : « Handel mit einem Wertekanon würde die Zahl der vertrauenswürdigen Handelspartner stark reduzieren. » « La défense de nos valeurs n’est pas gratuite », avait aussi prévenu le libéral André Bauler.

The end of the month vs the end of the world Le professeur à HEC, Augustin Landier, et coauteur de Le Prix de nos valeurs a présenté lundi ses recherches sur les principes que les sociétés occidentales étaient prêtes à défendre en y apportant les fonds nécessaires, comme l’État providence. L’idée de l’ouvrage était venue à son auteur avec les Gilets jaunes en France, une partie de la population marginalisée et peu encline à payer pour la taxe carbone. Pour Augustin Landier, on revient progressivement du dogme libéral de la main invisible (Adam Smith) qui avait théorisé le schisme entre valeurs et économie. « Dans la sphère marchande telle que la définit Smith, les sentiments et la morale n’ont pas leur place », écrivent Augustin Landier et David Thesmar. Les affaires mèneraient naturellement à la satisfaction des intérêts des opérateurs du marché. Ce précepte au niveau micro rejoint la théorie du doux commerce de Montesquieu au niveau macro, celui des États. L’école libérale des relations internationales prend pour origine la pensée du Girondin pour former la croyance du Wandel durch Handel. Les États entretenant des interdépendances économiques rechigneraient à se faire la guerre. C’est ce que croient (ou disent croire) les politiques libéraux et les milieux d’affaires.

À l’inverse, l’école dominante de la théorie des relations internationales considère la guerre comme l’état naturel des interactions sociales : ici envisagées au niveau des États, lesquels agissent en quête de puissance. Selon les réalistes (c’est le nom de cette école de pensée où l’on retrouve des anciens conseillers de présidents américains), les relations internationales sont une guerre permanente marquée par quelques épisodes de paix. La présence et les propos lundi du géopolitologue, ancien haut cadre dans l’armement français,
François Heisbourg ont rappelé la proximité de la guerre. Parfois à l’étonnement général. « Pour les enfants du baby boom comme moi, il est très dur de comprendre que la guerre est une manière par laquelle le monde gère ses problèmes », a réagi Serge Allegrezza. « Ce serait la fin d’une ère », a à son tour douté François Mousel, associé de PWC en charge de la Journée de l’économie. « Le fait que la guerre soit une manière de gérer les conflits est hors de notre expérience, mais pas de l’histoire humaine », a synthétisé François Heisbourg.

Les Journées de l’économie sont organisées tous les ans par le ministère du boulevard Royal, en coopération avec l’auditeur PWC. En pratique depuis 2015, le futur patron de la firme, François Mousel, et le directeur du Statec et proche du ministre, Serge Allegrezza, phosphorent sur l’identité des invités en fonction de l’actualité internationale. Elle est ici intellectualisée et conceptualisée. L’événement instrumentalise aussi dans une certaine mesure le débat en fonction des considérations politiques du ministre en charge. La première Journée de l’économie a été organisée en 2007 sous l’égide du ministre Jeannot Krecké. Elle avait pour thème la diversification de l’économie luxembourgeoise, grand dada du socialiste, en termes de métiers (pour dépasser le centre financier et aller, entre autres, vers la logistique) et en termes géographiques… avec un dévolu jeté sur la Chine et la Russie. En 2010, on parlait du potentiel de croissance de la Grande Région. En 2011 de la compétitivité de ses entreprises. En 2012 des stratégies industrielles. Toujours dans le périmètre de la Grande Région. En 2014, il s’agissait de réinventer le Luxembourg… on a notamment évoqué le nation branding. 2015 : le sujet est la digitalisation. 2016 : on commence à se demander comment attirer les talents. En 2017, ce sont les startup. L’année suivante (électorale), la croissance et l’innovation. Puis viennent les menaces et les écueils. En 2019, Donald Trump a mis en doute la globalisation. Le protectionnisme s’est invité dans le débat économique luxembourgeois. 2020, pas de Journée de l’économie pour cause de grand confinement. En 2021, on évoque la transition verte pour les entreprises. En 2022, on étudie la polycrise. La plupart du temps, un universitaire exerçant en France (à la Sorbonne ou à l’Insead) ou en Belgique éclaire le débat entretenu par des entrepreneurs et des institutionnels locaux devant un parterre de fonctionnaires, lobbyistes et diplomates. L’an passé, l’historien de l’économie et des crises, Adam Tooze (professeur à Columbia) a tenu l’audience en haleine (d’Land, 01.04.22).

Sam ou le timonier Le très médiatique franco-luxembourgeois, François Heisbourg l’a de nouveau captivée lundi. « Je ne vais pas donner beaucoup de bonnes nouvelles », a-t-il prévenu. En effet, l’énarque et ancien conseiller ministériel (Affaires étrangères et Défense) sous la présidence Mitterrand a multiplié les constats : Peak globalization, beggar thy neighbor policies, retours de l’idéologie et de l’impérialisme. « Shades of 1930’s are unfortunately with us », a regretté François Heisbourg avant de dissiper à son tour le mirage du Wandel durch Handel. Le monde pré-1914 jouissait aussi d’un haut niveau d’internationalisation (comprendre interdépendances commerciales entre nations). « Nearshoring, friendshoring, anchoring: that’s the new world », a prêché François Heisbourg. « Resilience is the new trend », a-t-il poursuivi suscitant un mouvement de satisfaction chez Pascale Junker, cheffe de la planification auprès du ministre Fayot via le département Luxembourg Stratégie. Le mot d’ordre ? « Security is the condition of future prosperity » et le Luxembourg et ses entreprises doivent y investir tant financièrement (pour répondre aux engagements envers l’Otan) que par la gestion du risque. Il faut choisir entre les États-Unis et la Chine. François Heisbourg répète son credo de l’impossible équidistance.

L’économiste André Sapir tempère : Est-ce qu’on peut avoir une guerre idéologique entre deux blocs et en même temps un monde qui lutte contre le réchauffement climatique ? On a envie de répondre que oui, mais lui estime que c’est contre-intuitif. « On ne résoudra pas un problème global sans coopération avec la Chine », lance le professeur à Solvay. Des entreprises luxembourgeoises opèrent dans les deux blocs. En fin de journée lundi, Thierry Wolter explique que son entreprise Ceratizit (spécialiste de la conception d’outils de coupe en matériaux durs basé à Mamer) réalise 22 pour cent de son chiffre d’affaires aux États-Unis et la même proportion en Asie. « Si je dois faire un choix, cela ne va pas être facile », plaisante-t-il dans un (rare) moment d’hilarité. En réalité, Ceratizit produit en Chine pour la Chine (80-20) et vend ses produits européens chez l’Oncle Sam. Puis, il y a Cargolux. 65 pour cent des parts de la compagnie de fret aérien sont détenus par des Luxembourgeois, les 35 autres pour cent par des Chinois. Depuis son siège de CFO, Maxim Straus relate les bouleversements sur les chaînes d’approvisionnements par les modifications des routes des trente Boeing Cargo du groupe. « Avec les sanctions et la guerre, cela a changé notre manière de voler. Nous avons vu les exportations chinoises aux États-Unis baisser significativement. La production de l’iPhone, autrefois concentrée en Chine, est délocalisée dans d’autres pays. On voit plus d’échanges intra-asiatiques de semi-conducteurs, Vietnam, Corée du Sud, Taïwan. Il faut s’adapter aux flux commerciaux », détaille Maxim Straus qui raconte aussi subir la concurrence des compagnies indiennes ou chinoises qui peuvent, elles, survoler la Russie et potentiellement emprunter des routes plus courtes. Cargolux doit veiller aux multiples sanctions, européennes, mais aussi britanniques. « Nous sommes blacklistés par des producteurs de semi-conducteurs qui nous disent qu’on pose trop de questions », explique Maxim Straus. Dans la boîte de son copain du Kolléisch, François Mousel, on emploie un ancien du MI5 anglais pour éclairer les sujets géopolitiques. Échaudé par l’affaire Spacety (du nom de la société sino-luxembourgeoise qui aurait fourni de l’imagerie à la milice russe Wagner, selon les renseignements américains) Franz Fayot raconte qu’il a étoffé le département de renseignement du ministère pour avoir une meilleure connaissance des activités sensibles menées par les entreprises luxembourgeoises. Cette cellule sécurité économique est dirigée par Frank Reimen, ancien CEO de Cargolux.

Pierre Sorlut
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