La tignasse rouge d’Emmanuelle Haïm s’agite comme une bannière de liberté quand elle dirige son Concert d’Astrée pour les deux Iphigénie de Gluck, données en une seule soirée qui est autant une gageure qu’une illustration de l’actualité. Le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, le Russe, le pacifiste, nous montre la famille des Atrides dans leur maison stylisée, réduite à des lignes qui signent les murs, les fenêtres et les portes qui se font, tour à tour, barreaux de prison, miroir de l’âme et trou de serrure par lequel le spectateur épie l’intimité de cette lignée maudite.
Dans Iphigénie en Aulide, le peuple grec se déchaîne pour que Agamemnon, son roi, obéisse aux dieux et leur sacrifie sa fille Iphigénie afin d’obtenir les bons vents pour le pousser vers Troie, autant dire à la guerre et au carnage. Mais cela, il s’acharne à ne pas le savoir. Comment ne pas voir dans les Achéens le mob d’aujourd’hui qui demande le sacrifice, pardon le dégagement de l’élite, de la femme, de l’autre. Et dans Agamemnon qui hésite, qui triche, qui tergiverse l’encore président Macron, face à un Calchas-Ciotti qui pousse au sacrifice, à l’alliance non pas avec la déesse Artémis, mais avec le diable du RN. Si on s’ennuie un petit peu dans ce premier opéra, vaudeville petit-bourgeois et politicien, ce n’est que pour mieux jouir du second, Iphigénie en Tauride. Cinq ans séparent la composition des deux partitions, autant dire une époque. Celle qui sépare l’opéra baroque (auquel appartient encore la première) de l’opéra classique, car la seconde ouvre bien la voie à Mozart, à ses successeurs et ses épigones. Dans l’intrigue, les deux épisodes sont situés à vingt ans de distance : la guerre de Troie et ses milliers de morts, d’estropiés et de déplacées sont passés par là. Le metteur en scène raconte cette mise en pièces, le Russe y donne des gages à son pacifisme. Et le spectacle finit par nous désennuyer, le rythme devient haletant, les airs et les tubes s’enchaînent, servis par une extraordinaire distribution, à commencer par la soprano américaine Corinne Winters qui, exploit en soi, enchaîne les deux Iphigénie, changeant pratiquement, sans chanter gare, de tessiture entre les deux opéras. L’heureuse et consentante victime est entretemps devenue bourreau malheureux et hésitant. « La » Winters fait merveille dans les aigus et dans les graves, sa voix est chaude et tendre, mais aussi froide et déterminée. Le baryton Florian Sempey en Oreste et le ténor Stanislas de Barbeyrac chantent leur amitié (leur amour ?) avec fougue et violence. Ils s’embrassent l’un contre l’autre, se méfient de la tendresse et campent une relation… torride en Tauride. Tourmenté jusqu’à la comitialité par le souvenir de son matricide, Oreste est bien poursuivi par les Érinyes, comme dans Les mouches de Sartre. Alexandre Duhamel est un Thoas dont la violence un brin gouailleuse annonce Monostatos et Osmin, alors que Véronique Gens, mais oui, en fée verte, interprète une Clytemnestre noble et altière, plus mère éplorée que vengeresse cruelle. Nous l’avons dit d’entrée, Emmanuelle Haïm mène son Concert d’Astrée à la baguette quasiment magique, avec des musiciens aussi jouissifs dans les scènes de tonnerre qu’émouvants dans les mouvements lyriques.
« Le roi est nu et fou, vive le roi ! » Et vive surtout Johannes Martin Kränzle, le formidable baryton allemand qui dans les Eight Songs for a mad King de Peter Maxwell Davies donne sa voix et son corps, pour ne pas dire ses tripes à George III, le roi fou resté dans l’histoire pour avoir perdu à la fois sa raison et les colonies américaines. Seul en scène, juste vêtu d’un slip, il embrasse les arbres, parle aux animaux et apprend à chanter aux oiseaux. Messiaen, bien sûr, Stravinski, Händel, Boulez, le jazz et bien d’autres musiques et bruitages sont célébrés par un Ensemble Contemporain en pleine forme pour rendre hommage à la cacophonie mentale de celui qui régnait un bon demi-siècle sur l’Angleterre et chez lequel des historiens, plus royalistes que le roi, veulent diagnostiquer aujourd’hui une porphyrie plutôt qu’une folie. Cette folle soirée se poursuit avec les Kafka-Fragmente de György Kurtag. Les cordes vocales de la soprano Anna Prohaska s’accordent parfaitement avec les cordes du violon de Patricia Kopantchinskaja. L’une chante, danse, boude, rit et pleure quand l’autre fait grincer et fredonner son instrument. Habillées et coiffées en sosies, les deux complices rivalisent de fraîcheur et d’espièglerie qui rendent parfaitement justice à l’auteur du Procès, mort il y a cent ans. Kafka, on l’oublie trop souvent, adorait le cinéma, et son œuvre, pour noire et prémonitoire qu’elle soit, convoque plus d’une fois le slapstick d’un Charlot ou d’un Buster Keaton. La mise en scène sobre et joyeuse à la fois de l’Australien Barry Kosky rend avec jouissance et gourmandise le comique de Kafka aussi bien que le tragique de George III, avec, comme seul décor, la lumière utilisée avec un brio fou.
L’actualité nous rattrape avec le Samson de Rameau et de Voltaire, retrouvé et reconstitué par Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion, des habitués de la ville d’Aix. Le Livre des Juges raconte l’histoire de Samson, un juge juif dont la longue chevelure est la source d’une force quasi surnaturelle, force qu’il met au service de son peuple, captive dans le désert des Philistins. Revers de la médaille : le héros est pris régulièrement d’accès de rage qui lui font massacrer ses ennemis bien au-delà de la fameuse proportionnalité, ruinant ainsi tout espoir de paix et de rédemption. Toute ressemblance avec la situation actuelle à Gaza semble clairement voulue et pointée par le metteur en scène Claus Guth. Samson aime d’abord Timna (solide Lea Desandre), avant de tomber sous les charmes de la Philistine Dalila (ravissante Jacquelyn Stucler), mandatée par son peuple pour « hacker » l’ennemi et de lui soustraire son mot de passe, en d’autres mots le secret de sa force. Tombée, bien sûr, amoureuse de lui, elle n’en finira pas moins de le tondre, le précipitant avec son propre peuple dans une terrible apocalypse. N’ayons pas peur d’affirmer que le décor est la véritable vedette de cette soirée : un ancien palais en ruine, digne des toiles apocalyptiques de Monsù Desiderio, traversé là encore par un fantastique jeu de lumières, fournit le cadre à des scènes de foule d’une époustouflante beauté. Un écrin on ne peut plus baroque, pour un spectacle qui ne l’est pas moins. Le baryton américain Jarrett Ott campe un Samson plus fort en gueule que subtil, face à un orchestre et surtout un chœur Pygmalion en grande forme.
Avec Puccini et le vérisme, nous délaissons la grande scène de l’histoire tragique pour les petites scènes des histoires quotidiennes, fussent-elles celles de la rencontre entre le cynique monde colonialiste et l’univers traditionnel sinon colonisé, du moins exploité. Avant de parier sur la Chine avec Turandot, le maestro de Torre del Lago s’est inspiré pour Madame Butterfly du Japon, de l’Empire du Levant avant celui du Milieu. On connaît l’histoire : l’Américain Pinkerton épouse, sans y croire, la geisha Cio-Cio-San qui y croit. Il la met enceinte, repart chez lui pour épouser une yankee légitime et revient, trois ans après, reprendre son enfant. La pauvre geisha, accusée d’avoir rompu avec les siens et leurs traditions ancestrales, n’a plus qu’à se faire hara-kiri avec l’épée que lui a léguée son père… qui s’en est servi aux mêmes fins, pour la même triste fin. Mais comment ne pas voir, avec nos yeux d’aujourd’hui, dans le malheur de Cio-Cio-San le sort misérable des mères porteuses, obligées de vendre leur ventre aux riches Occidentaux, de porter leur progéniture et de devoir s’en séparer, souvent à leur corps défendant et au prix de maintes déchirures ? La metteuse en scène allemande Andrea Breth nous a épargné cette actualisation de l’opéra, elle dont nous avons si peu goûté il y a deux ans la kitschissime mise en scène de Salomé de Richard Strauss. Rien de tel cette année, où nous avons assisté une lecture des plus classiques, comme on n’ose plus en faire aujourd’hui. Des lignes et des barres (encore) pour styliser un intérieur japonais, pour ne pas dire japonisant, des personnages portant des oiseaux emblématiques, des costumes traditionnels, des japon-niaiseries aussi, bref une mise en scène un peu morne qui ne se pousse pas du kimono, au seul service de Puccini, de sa musique et de son livret. La musique de Puccini est un maelstrom qui prend l’auditeur aux tripes en épousant le rythme de sa respiration, voire des battements de son cœur. On l’a comparée un peu dédaigneusement à de la musique de cinéma, mais elle tient bien plus de Wagner, l’enchanteur de Bayreuth dont l’œuvre nous ensorcèle comme la flûte du joueur de Hamelin, et comme la musique de Puccini, justement. Le Chœur et Orchestre de l’Opéra de Lyon, sous la direction de Danieli Rustioni, confirme parfaitement l’essence de cette musique et soutient avec complicité le plateau des chanteurs. Adam Smith, le ténor britannique, en Pinkerton, est admirable d’assurance et de cynisme, le baryton belge Lionel Lhote livre un Sharpless plutôt humain et Mihoko Fujimura, la mezzo japonaise, chante une Suzuki plus assurée et forte en voix que soumise. Mais que dire de l’Albanaise Ermola Jaho, sûrement déjà l’une des grandes Cio-Cio-San de l’histoire, ne craignons pas de l’écrire ? La beauté de son visage sculpte un écrin à une voix non moins éblouissante, au timbre à la fois assurée et fragile, émouvante dans les graves et virtuose dans les aigues, rayonnante de noblesse, mais aussi de majesté et de soumission. Le public ne s’y trompe pas en lui faisant des standing ovations à faire pâlir les divas de la pop.
Depuis quelques saisons, le festival a tendance à s’exiler hors de ses lieux emblématiques. Cette année, il a demandé à William Kentridge d’écrire une œuvre à mi-chemin entre opéra, cinéma d’animation, comédie musicale, récitals de blues, de gospel et de jazz. Il en est sorti un spectacle d’une fraîcheur juvénile, un brin consensuel, qui raconte l’histoire d’un cargo qui, de Marseille aux Antilles, transporte sa cargaison d’exilés célèbres qui fuient le régime nazi. Nous rencontrons de vieilles connaissances comme André Breton et Joséphine Baker, Staline et Trotzki, Senghor et Césaire, les sœurs Nardal et le peintre Lam, j’en passe et des plus farfelus. Ces personnages chantent et virevoltent, parlent et déclament au rythme tanguant du navire qui vogue et des vagues qui dansent. Kentridge ne serait pas Kentridge s’il ne nous gratifiait de ses dessins plus ou moins animés et de ses masques surréalistes qui détournent la banalité du quotidien. Le Sud-Africain, bien connu au Luxembourg, qui coproduit d’ailleurs le spectacle, chante un hymne à la négritude, à la joie de vivre, mais n’oublie pas les crimes du colonialisme et de l’apartheid. Il fait ainsi défiler le psychiatre Frantz Fanon pour qui la maladie mentale était (aussi) une réponse à la violence coloniale. Un auteur, mort trop jeune, chantre de la décolonisation, dont le chef d’œuvre révolutionnaire Les damnés de la terre a été préfacé par Jean-Paul Sartre himself. The great Yes, the great No, vous l’avez compris, est un antidote au ni-ni ambiant, à la neutralité des apolitiques, un hymne à la vie porté par une troupe de chanteurs et de cantatrices nègres, comme on disait en ces jours-là, des actrices et comédiens extraordinaires qui chantent le blues et le gospel, mais aussi des bribes classiques plus ou moins parodiques comme on ne les a plus chantés depuis le fameux Showboat de Kern et Hammerstein.
Sans crier gare, sans taper sur la grosse caisse, la programmation de cette édition du festival d’Aix-en-Provence était bien en phase avec les inquiétants événements politiques de ce mois de juillet 2024.