Parmi les avantages que s’est garanti l’argent en devenant, au fil des siècles, l’incontournable principe organisateur de la vie en société, figure celui d’avoir été de moins en moins remis en question. Durant les Trente Glorieuses puis lors de la globalisation financière qui a suivi et mis le monde en coupe réglée, la monnaie conventionnelle a conquis de nouveaux champs géographiques et fonctionnels, tout en parachevant son ancrage dans notre culture. Au point que face aux crises de plus en plus aiguës qui s’accumulent, dont celles du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité et du creusement des inégalités, questionner le rôle de l’argent dans l’organisation sociale est souvent perçu comme un exercice vain et incongru. En réalité, cet exercice, une piste largement sous-estimée, est non seulement utile, en ce qu’il permettrait de diversifier nos efforts pour éviter l’effondrement sociétal, mais aussi indispensable tant les impacts délétères du règne sans partage de l’argent conventionnel sont la plupart du temps ignorés.
Les analyses traditionnelles du rôle néfaste de l’argent se sont appuyées sur celle, féroce, de Karl Marx, qui a fait découler l’impératif de croissance de la recherche de rentabilité financière. La soif inextinguible d’accumulation est pour lui une loi interne fondamentale du capitalisme. Si l’on considère comme naturel et légitime que de l’argent placé auprès d’une banque rapporte des intérêts, la course à la croissance est elle aussi, parfaitement logique. La polycrise à laquelle nous sommes confrontés démontre jour après jour que cette obligation de croissance est en elle-même hautement problématique. Cependant, étrangement, la critique de la croissance n’est que rarement prête à intégrer dans son approche le rôle de l’argent conventionnel dans la spirale consumériste.
Le lien entre creusement des inégalités et argent conventionnel saute lui aussi aux yeux : au nom de la thèse illusoire du ruissellement, la redistribution des fruits de la croissance par l’État qui a été la marque de fabrique des années d’après-guerre dans les pays occidentaux a été délibérément remise en cause par les théoriciens du néo-libéralisme. L’accroissement des inégalités qui en résulte est, en lui-même, un obstacle à la décarbonation que l’hyperconsommation, avancée comme consolation des sentiments d’injustice et de frustration qui en découlent, aggrave en contraignant la société dans une spirale hautement émettrice en gaz à effet de serre.
Enfin, la cyclicité d’une organisation sociale axée sur l’argent contribue elle aussi à rendre plus difficile la résolution de la polycrise. Aux périodes de croissance échevelée, associées à une irresponsabilité insouciante, succèdent les corrections marquées par l’austérité et l’amertume. Que ces alternances de périodes d’expansion et de rétraction desservent les tentatives de résoudre les crises climatique, environnementale et sociale n’est évidemment pas une surprise. L’expansion favorise un recours inconsidéré aux ressources, et en particulier aux énergies fossiles. Les périodes de rétraction peuvent certes déboucher temporairement sur une réduction de la ponction des ressources et sur des émissions moindres, mais ce ralentissement est en général assez limité, et la perception d’injustice qui accompagnent ces périodes détruisent tout sentiment de solidarité au sein de la société, ce qui rend encore plus difficiles à mettre en œuvre les efforts de décarbonation. Pourtant, même parmi ceux qui prônent une sortie radicale et accélérée des énergies fossiles, rares sont ceux qui estiment nécessaire à cette fin de redéfinir le rôle assigné dans la société à l’argent conventionnel. Est-ce parce qu’ils estiment que l’urgence de la décarbonation rend illusoire toute intervention sur une notion aussi profondément ancrée dans nos consciences ? Que nous n’avons pas le temps de nous attaquer à ce totem imposant ? Ou est-ce, plus simplement, faute d’y avoir pensé ?
Il existe une quatrième dimension du rôle paralysant de l’argent conventionnel qui prend tout son sens dans le contexte de la crise climatique : c’est celle de son puissant facteur d’opacité. Certes, le fait que des prix exprimés en monnaie conventionnelle masquent l’impact (climatique, mais aussi environnemental ou sociétal) du bien ou du service auquel ils sont apposés participe du rôle d’étalon de la création de valeur dévolu à la monnaie. Car, s’il est un dénominateur universel, ce mécanisme contribue pour beaucoup à ce que cet impact soit ignoré. Le moins qu’on puisse dire est que les tentatives de limiter cet effet opacifiant tout en continuant de recourir aux mécanismes liés à l’argent (en intégrant par exemple le coût d’une taxe carbone au prix) n’ont pas été couronnées de succès. Une telle taxe est censée représenter dans les prix les émissions incorporées dans le produit proposé sur le marché et ainsi orienter les agents économiques vers des choix plus vertueux. À ce jour, ces mécanismes n’ont pas abouti à grand-chose, si ce n’est à mobiliser des armées de lobbyistes qui ont réussi à priver d’efficacité les tentatives en ce sens. Leur idée sous-jacente, selon laquelle on peut attribuer un prix à l’environnement ou à un climat terrestre équilibré et faire jouer les mécanismes de marché, y compris la confiance accordée à l’argent, pour les préserver, se révèle, en pratique, un leurre.
Nous ferions bien, donc, de nous intéresser de plus près à ceux qui mènent une réflexion critique sur les obstacles que la place centrale de l’argent conventionnel dresse aux efforts de sauvetage. Bien que leurs angles d’attaque soient variés, ces approches ont en commun de proposer des leviers autrement plus efficaces pour amorcer les transformations sociétales requises pour une décarbonatation en profondeur que celles qui ne questionnent pas la place de l’argent. Dans leur livre Une monnaie écologique pour sauver la planète, paru en 2020, Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne proposent « une nouvelle approche monétaire pour aider la transition écologique ». Leur thèse centrale est qu’il est possible, sans même qu’il soit nécessaire de changer les traités, de modifier la politique pratiquée par la Banque centrale européenne de façon à ce qu’elle soit réellement mise au service de la décarbonation. Ils démontent l’idée qu’une telle politique serait nécessairement inflationniste, en soulignant que des interventions ciblées peuvent même avoir pour effet de faire baisser les prix de certains produits ou prestations comme celui de l’électricité issue d’énergies renouvelables ou des rénovations thermiques des maisons. Pour Grandjean et Dufrêne, la modification des pratiques de la BCE est critique pour modifier l’affectation des grandes masses monétaires et les orienter vers l’action climatique.
Certes, cette approche aurait pour conséquence de changer au moins en partie la nature de l’argent conventionnel, dès lors qu’il se verrait, dès son émission, doté d’une mission différente de celle qui est aujourd’hui la sienne, à savoir circuler dans la société de façon à favoriser la croissance. Mais il reste à démontrer qu’une telle inflexion des politiques monétaires serait capable d’impacter avec suffisamment de rapidité les comportements individuels pour engager la décarbonation en profondeur nécessaire. Une autre piste est proposée par le théoricien de l’économie du bien commun qu’est Christian Felber. Il propose une refonte en profondeur de l’économie en redéfinissant ce qu’est la performance économique, en repensant le PIB, en y intégrant aussi des indicateurs sociaux et écologiques, en plus des financiers, en récompensant les efforts individuels et en réformant l’utilisation des profits. Felber a fait des émules dans une douzaine de pays, dont le Luxembourg, où Gregor Waltersdorfer propose aux entreprises et communes, comme premier pas en direction de l’économie du bien commun (Gemeinwohlökonomie, ou GWÖ) d’analyser leurs pratiques sous l’angle de ces considérations, en confectionnant un bilan comptable alternatif de leur activité établi suivant ces principes. Christian Felber propose lui aussi de modifier le rôle de l’argent, en partant des choix citoyens : ce sont, pour lui, des décisions démocratiques prises à l’échelle des entreprises ou des territoires qui doivent permettre à la société de redéfinir à quoi sert l’argent et d’instituer une économie de partage. Parmi les bénéfices immédiats qu’il attend d’une telle réappropriation figure une limitation du versement des dividendes et une réduction des écarts salariaux.
L’exigence d’une réappropriation démocratique de l’argent par les citoyens et de sa mise au service de la lutte contre les crises climatiques et sociales ne s’est malheureusement pas encore suffisamment généralisée pour s’ériger en enjeu politique. L’urgence climatique parviendra-t-elle à donner à des débats sur une redéfinition de la mission de l’argent la place qu’elle mérite face aux multiples urgences ? Pour que ce soit le cas, il faudra sans doute commencer par réhabiliter la notion d’utopie, qui reste aujourd’hui associée à la naïveté et à l’irréalisme. Mais est-il naïf de vouloir se sevrer des énergies fossiles ? Est-il irréaliste de chercher à se situer dans une perspective de survie ? L’ampleur des défis rend nécessaire d’étendre au principe organisateur central de nos sociétés, l’argent conventionnel, les multiples remises en question qui s’imposent. Pour y parvenir, il faut cesser, littéralement, de prendre la monnaie pour de l’argent comptant.