Quoi demander en premier à un roman policier ? Des images aident à mettre sur la voie, d’un écheveau à démêler, dont les fils doivent être dépliés, ou en sens contraire, de pièces d’un puzzle aboutissant à une image qui dans sa cohésion apporte la solution. Au bout des pages où il faut que le suspense ne fasse que monter, de même que notre inquiétude. C’est son premier polar, mais l’Israélien Shlomo Sand s’y avère maître d’emblée. Deux professeurs d’université de tués, à vingt ans de distance, en plus le frère de l’un d’eux et une étudiante du département d’histoire. Un commissaire arabe israélien qui piétine longtemps, et des lecteurs qui, même quand ils auront compris, se demandent encore comment l’assassin pourra être pris.
La mort du Khazar rouge, c’est quand même plus qu’un polar bien, très bien ficelé. Ce qui compte au moins autant, c’est l’arrière-fond où cela se joue. Car Shlomo Sand, l’auteur, a lui-même été enseignant, prof d’histoire à l’université de Tel Aviv. Il ne connaît pas seulement le milieu dont il donne une peinture sans doute proche de la vérité, même si le regard ne manque pas d’acidité. Il y a plus, une épaisseur qui vient des livres de l’historien Sand, et eux non plus ne manquent pas de causticité. N’a-t-il pas posé la question dans ses essais, naguère, comment le peuple juif fut inventé, comment la terre d’Israël le fut à son tour ?
Et comme si le professeur, émérite, en avait eu marre de l’estrade, le voici qui se fait plaisir, nous fait plaisir et réfléchir, dans un registre qui, pour être romanesque et policier, n’en est pas moins lourd d’interrogation et de signification, et notre lecteur en prend un sacré tour, en plus à quelques jours seulement du premier juillet, et de l’annexion (ou par euphémisme de l’extension de souveraineté) par Israël d’une partie de la Cisjordanie, peut-être même de la vallée du Jourdain. De ce qu’on appelle les territoires occupés, avec leurs colonies juives. À moins que Trump ne freine Netanyahou, ayant actuellement d’autres chats à fouetter.
Le rapport de tout cela aux meurtres d’Yitzhak Litvak, de Yéhouda Guershoni ? Les deux professeurs sont homosexuels, mais cela mènerait plutôt sur une fausse piste (si l’on s’y tenait). L’un a travaillé et publié sur les Khazars, peuple semi-nomade d’Asie centrale qui s’est converti au judaïsme et l’a établi comme religion d’État ; l’autre sur le royaume de Himyar, royaume juif yéménite aux IVe – VIe siècles, et l’émigration en Palestine, atour de 1900. Les deux en arrivent à mettre en doute l’exil des Juifs après la prise de Jérusalem par les Romains, leur exil et après leur errance le retour dans la terre promise. Là-dessus, l’assistant juif du commissaire de se reconnaître des traits berbères et de conclure : nous sommes presque tous des descendants de goyim convertis.
D’un coup, plus de peuple juif, et pour le dire d’après Simone de Beauvoir, on ne naît pas juif, on le devient. L’assistant encore de plaisanter, assez férocement, au sujet des Falashas ou Juifs éthiopiens, pas de simples Noirs africains, « mais des juifs authentiques, de la semence du roi Salomon, qui avait eu le temps de baiser la reine de Saba avant qu’elle ne parte de Jérusalem ».
On aura compris l’entreprise de Shlomo Sand, de défaire les mythes d’origine, essentialistes, « nos ancêtres les Gaulois », pour quitter Israël. Seulement, pour le pays du Moyen-Orient, le territoire entre Méditerranée et Jourdain, cela a d’autres conséquences. Si l’historiographie officielle n’est que construction fallacieuse, toute une argumentation s’écroule. Et si déjà le droit international s’oppose à l’annexion, il y aurait d’autres raisons, plus solides, inscrites dans l’histoire, pour s’y opposer. Et qui viendraient contredire la loi sur l’État-nation juive votée en 2018.
À ce jour, toutefois, les pays européens en sont restés aux avertissements, et après, devant le fait accompli, ils vont exprimer leurs regrets. Et le conseil de sécurité, s’il en est chargé, se heurtera au veto américain. Y aura-t-il des heurts, des affrontements dans la région, on n’en sait rien. Ce qui est certain, c’est que la solution des deux États, palestinien et israélien, vivant côte à côte dans des frontières sûres et reconnues, en prendra un sale coup, deviendra quasi impossible. Quant à l’espérance d’un État binational démocratique, du wishful thinking…