À bientôt 93 ans, Georges-Arthur Goldschmidt se souvient, encore une fois, dira-t-on, et il nous livre un petit bijou. Un bijou dans tous les sens du terme d’ailleurs, car les éditeurs germanophones, qui publient beaucoup moins que leurs confrères francophones, soignent aussi la forme et nous livrent ici un objet d’une discrète et exquise beauté. Vom Nachexil est une nouvelle variation sur les pérégrinations du petit Georges-Arthur qui ont amené ce témoin de deux siècles des plaines de l’Allemagne du Nord aux collines de Belleville, via les montagnes de Savoie. Comme de plus en plus souvent ces derniers temps, il a choisi de s’exprimer en allemand, sa langue maternelle. Mais l’a-t-il vraiment choisi ? Et l’allemand, est-ce bien sa langue maternelle ? Et d’ailleurs, c’est quoi la langue maternelle ? C’est la langue qu’on n’apprend pas, celle dans laquelle on baigne avec le liquide amniotique, celle qu’on boit avec le lait maternel, celle dans laquelle on ne commet ni faute, ni erreur, mais d’autant plus de lapsus. La langue maternelle nous précède dans le discours des parents, et elle nous survit dans l’épitaphe de la tombe. Vom Nachexil est l’histoire de cette langue maternelle. L’exil fait perdre à Goldschmidt la langue de sa mère pour mieux lui la faire retrouver comme langue maternelle.
Après l’exil, c’est avant l’exil. Si les premiers livres de Goldschmidt témoignent, en français, des années d’exil dans un orphelinat savoyard, les derniers écrits racontent l’après, et puis l’avant. Le « Nachexil » n’est pas un après, c’est plutôt un à peu près, car l’exil dilue les certitudes, à commencer par celle d’être soi. L’exil, en effet, brouille les cartes, il redessine les frontières des pays et efface les limites du moi.
Aussi ce livre est-il écrit à la troisième personne qui par trois fois seulement laisse subrepticement apparaître le je. Le moi est donc un intrus, porteur d’une double, que dis-je, d’une multitude de culpabilités. Culpabilité d’être né (« geburtsschuldig » écrit Goldschmidt), culpabilité de vivre, culpabilité de jouir dans la punition de la fessée, culpabilité de n’être pas celui que les lois raciales désignent, culpabilité donc d’être le sujet de toute une œuvre qui aurait pu s’intituler « Aus dem Leben eines Taugenichts », si le titre n’avait déjà été pris par un des auteurs les plus allemands qui soient. Pourquoi pas alors un titre comme « Confessions d’un usurpateur ». Car toute l’œuvre de Gag est l’aveu d’une double usurpation : en faisant de lui un Juif qu’il n’est pas, Hitler l’a en fait condamné pour avoir usurpé la germanitude, alors que les juifs lui pardonnent difficilement l’usurpation, certes forcée, d’une judaïté qu’il n’a jamais eue. Double je, double jeu !
La « Heimat » de Goldschmidt lui est devenue « un-heimlich », le familier a fini par susciter la peur, voire l’angoisse, comme dans les contes de Grimm. Comment ne pas penser en effet à Hänsel und Gretel, quand les parents de Goldschmidt parlent à voix basse et à contre-cœur du futur éloignement de leurs deux enfants ?
Les retours sporadiques dans l’ancienne patrie débouchent alors sur des dé-rencontres. Il y a rencontre, par contre, après la guerre avec la langue maternelle. Nous l’avons dit d’entrée, l’exil a fait reculer Goldschmidt de sa langue maternelle pour mieux la sauter. Oui, après la LTI, « die verhitlerte Sprache » si bien décrite par Viktor Klemperer, il fallait violer l’allemand pour lui faire retrouver non pas innocence et virginité, mais poésie et lucidité. La langue de GAG n’est pas une novlangue, mais une nouvelle langue, une langue qui retrouve les accents des Romantiques et de Handke, une langue qu’il décrit comme « eine nach Osten gerichtete Frühaufsteher- und Wanderersprache ». De la violence infligée à l’allemand est née une autre langue maternelle, le français. « 1940 war er als Zwölfjähriger im vollen Besitz der neuen Muttersprache und wusste, dass ihm durch sie Schutz gewährt wurde. » L’auteur nous dit tout haut ici que les langues maternelles, c’est celles qu’on possède. Et il nous dit tout bas que nous sommes aussi possédés par elles. Le français est décrit comme « eine ein wenig nach Westen gerichtete Nachmittagssprache ».
Goldschmidt, désormais, dispose d’une langue pour le matin et d’une autre pour le soir. Mais qu’en est-il de celle pour le midi ? La clarté aveuglante du soleil de midi est muette, elle est l’entre-deux-langues, l’entre-deux-temps, l’entre-deux-espaces. L’évidence de la pleine lumière fait taire, ou alors elle fait hurler, à l’image du pauvre Lenz, auquel Büchner fait crier : « Hören Sie denn nicht die entsetzliche Stimme, die um den ganzen Horizont schreit, und die man gewöhnlich die Stille heisst ? ». Cet instant muet est celui du mal du pays, que Goldschmidt, grâce à la langue du soir retrouvée, parvient enfin à nommer. De douleur muette, le « Heimweh » est devenue souffrance, qui est, elle, sinon bavarde, du moins « mitteilsam » et donc consolable. Comme Heine, son lointain aïeul, Goldschmidt éprouve la nostalgie du « plattdeutsch ». Au crépuscule, « im Abendrot », il a trouvé les accents de son idiome vespéral pour écrire une postface à la nostalgie qu’il avait naguère si joliment préfacée.