Dans la pratique de la paralittérature, le Luxembourg a longtemps connu un certain déséquilibre : alors que chacun et son oncle publiaient des polars à tour de bras, les genres dits de l’imaginaire comme la science-fiction ou le fantastique restaient aux abonnés absents – bien que le terme même de science-fiction fût forgé par le Luxembourgeois d’adoption Hugo Gernsback. Un changement de paradigme est en train de se faire tout doucement, comme le montrent la création de la revue Aner Welten et les publications récentes de Honorable Brasius de Florent Toniello (Hydre Editions) et de The Idiot of St. Benedict and Other Stories de John-Paul Gomez (Black Fountain Press). L’arrière-garde du polar s’est quant à elle réunie autour de la collection crime.lu, dont le rythme de publication est inversement proportionnel à la qualité du contenu.
Pendant longtemps, la science-fiction, le fantastique et le roman policier furent considérés comme de la paralittérature, terme par lequel on les reléguait dans les marges du littéraire en leur accordant un statut ambivalent : certes, cela relevait de la littérature au sens où on y racontait des histoires (fictionnelles) obéissant aux codes narratifs et aux normes romanesques en vigueur. Mais comme ces écrits avaient souvent de pures finalités de distraction et que les auteurs les pratiquant n’étaient pas toujours connus pour ciseler leurs phrases jusqu’à perfection (pour le dire avec une bienveillance toute euphémistique), ça n’était pas considéré comme de la « vraie » littérature, mais comme quelque chose d’avoisinant.
Il fallut attendre que de grands auteurs se les accaparent, parfois en en tordant les codes, en les dévoyant, il fallut attendre aussi que la poussiéreuse distinction entre la littérature dite populaire et une autre, la vraie, soit dénoncée comme ce qu’elle fut toujours – une pratique élitiste et bourgeoise visant à ce que les hiérarchies de classe restent bien en place et se reproduisent jusque dans les hautes sphères de la littérature – pour que tout cela bascule et s’entremêle, de sorte qu’il y a aujourd’hui, tous supports fictionnels confondus, des polars et des œuvres de science-fiction dont personne ne contesterait le statut de chef-d’œuvre.
Dans Postmodernist Fiction, Brian McHale avance la thèse selon laquelle chacun des deux grands courants littéraires du vingtième siècle, à savoir le modernisme et le postmodernisme, aurait pour sidekick un genre paralittéraire qui en clarifierait la nature. La littérature moderniste telle que pratiquée par Faulkner ou Woolf met l’accent sur des questionnements épistémiques – il s’agit de déterminer ce qu’on peut savoir du monde, la multiplication des points de vue dans une œuvre comme Absalon, Absalon répondant à la conviction qu’il y a autant de visions du monde qu’il y a d’hommes et de femmes sur terre. Parallèlement, la science-fiction pose la question, ontologique, de la nature même de la réalité : toute œuvre de science-fiction pertinente met en doute la nature du réel, souvent en l’extrapolant pour le plonger dans une altérité qui le questionne, le relativise.
Ce doute radicalement cartésien serait donc au cœur de toute la littérature postmoderne. Mieux, il la caractériserait, en quoi le postmodernisme ne ferait que suivre toute une série d’interrogations sur la nature du réel déclenchée par la mécanique quantique et le chat de Schrödinger, phénomènes qui mettaient en crise l’idée que la réalité était aussi uniforme, saisissable et calculable que la vieille garde de la physique cherchait à nous le faire croire depuis qu’une pomme trop mûre tomba sur celle, étonnée, du sieur Newton.
Le polar au détriment de la science-fiction
Si l’on suit Brian McHale, force est de constater que le Luxembourg n’est jamais vraiment sorti de l’ère moderniste : jusqu’à très récemment encore, on y trouva peu ou prou d’œuvres de science-fiction alors que les polars, souvent de bien piètre qualité, y pullulent. De même, à l’exception des romans de Nico Helminger, dans lesquels la nature de la réalité s’effrite souvent sous les assauts d’un vertige référentiel et la dissolution du monde fictionnel, la plupart des œuvres littéraires luxembourgeoises restent confinés dans les questionnements épistémiques : dans Das Gerräusch der Stillleben de Guy Helminger, Aname de Charel Meder ou encore Was habe ich verpasst de Nora Wagener, le lecteur doit recomposer, à travers la multiplication des regards ou des histoires, un monde fictionnel cohérent – un procédé éminemment moderniste. Tout se passe un peu comme si, éternel retardataire, le Luxembourg découvrait le postmodernisme avec cinquante ans de retard. On est loin du quart d’heure académique.
Il y a des raisons à cette domination du polar et du roman policier au grand-duché : du fait du confort matériel dans lequel baigne le pays, confort qui se répercute toujours aussi sur la création artistique d’une nation, la nécessité d’imaginer un ailleurs s’efface en faveur d’une reproduction du monde rassurant tel qu’on le connaît, qu’on agrémente d’un zeste de violence et de crimes de papier qui permettent d’agréablement tressauter d’effroi dans le confort de son fauteuil.
Il en va ainsi du roman policier classique, qui se déroule traditionnellement dans un milieu bourgeois : un crime vient en perturber la quiétude, que l’enquêteur s’empresse de restaurer. La violence y est une anomalie fâcheuse, qui dérange le rituel de l’afternoon tea. Si le polar inverse la donne et se veut le revers du policier, son inconscient psychologique et sociologique, il met moins en doute la réalité que la vision bourgeoise du monde dépeinte par le policier classique.
Nondikass
La nouvelle collection crime.lu pousse ce côté un peu réac à son comble : parmi les quatre romans qu’on a pu lire, trois se passent au sein de la police et on y trouve sagement reproduit le clivage entre l’aisance matérielle des enquêteurs et la misère des criminels. Chez Gaston Zangerlé, Werner Giesser et Pierre Decock, la police est là pour nous protéger contre les aspérités du monde extérieur, qu’il s’agisse de bandes criminelles venues des pays de l’Est (La boxeuse et la pègre de Zangerlé), de la folie meurtrière d’un psychopathe (Die Gutland-Morde de Werner Giesser) ou encore de ravisseurs au service de gouvernements étrangers belligérants (Léa attendra de Pierre Decock).
La fonction de ces livres est double : démontrer que l’administration luxembourgeoise, dont la police devient pour ainsi dire une métonymie, fonctionne malgré sa réputation douteuse tout en permettant aux fonctionnaires, nombreux dans ce pays, de se rêver, telles les policières chez Zangerlé et Decock, en rebelles discrets qui, à l’intérieur même d’un système borné et rigide, bousculent légèrement les codes en prenant les devants et en violant le règlement d’ordre.
Car face à des supérieurs hiérarchiques paresseux, le fait de s’intéresser à la disparition d’un employé de la NSPA (Decock) ou au meurtre d’un camionneur brésilien (notons que chez Zangerlé, tous les étrangers sont criminels et tous les criminels sont étrangers) relève du geste du superhéros, signalant au lecteur potentiellement fonctionnaire : vous aussi, dans l’administration où vous travaillez, il y a moyen de dégager de petits espaces de liberté – tant que vous ne le saccagez pas, le système.
Chez Giesser, au-delà du fait que le style du roman n’excède pas le niveau d’une rédaction de lycéen dyslexique et qu’aller jusqu’au bout des 240 pages relève du tour de force tant on a l’impression que la première victime de ce roman, c’est la langue allemande, il y a une véritable célébration de l’institution policière : soudée par les agissements d’un psychopathe et alors même que l’auteur réussit l’exploit de ne décrire aucune scène d’investigation (l’enquête progressait, écrit-il simplement, et le premier suspect sur lequel ils tombent est commodément le bon), cette équipe que Giesser se veut maladroitement diverse alors que son livre regorge de réflexions naïvement xénophobes et inconsciemment misogynes travaille dans la joie de la solidarité, la distribution axiologique entre le bien et le mal étant à peu près aussi subtile que dans un mauvais space opera.
Notons par ailleurs que, si l’ancrage des intrigues sur le terrain grand-ducal se fait avec force annonce et fanfaronnade – il y a toujours une ligne de dialogue ou un petit nondikass en luxembourgeois tout comme on y trouve des passages qu’on dirait tout droit volés d’un mauvais guide touristique dédié au grand-duché –, cet ancrage reste de nature cosmétique. Pour le dire autrement : le fait que cela se passe au Luxembourg n’impacte pas l’intrigue, la collection crime.lu suivant ainsi le filon exploité depuis des années par Tom Hillenbrandt, qui semble bien gagner son pain avec cette combine (ce qui tombe bien, puisqu’il écrit des policiers gastronomiques).
La science-fiction au détriment
du polar
À rebrousse-poil de cet amour pour le policier, le Luxembourg entretient depuis toujours un rapport assez ambigu avec la science-fiction. Comme le montre notamment le documentaire Tuning into the Future d’Eric Schockmel, celui que la recherche universitaire s’accorde à appeler le père de la science-fiction pour la simple raison qu’il inventa le mot (et que la science a besoin de pères), fut un Luxembourgeois. Si on baptisa une rue en son nom – la rue Hugo Gernsback, à qui le Kinepolis Kirchberg tourne comme métaphoriquement le dos – et qu’on procéda à cette sorte d’appropriation nationaliste qu’on voit un peu partout quand des gens venus d’ailleurs s’installent momentanément en un pays et qu’il s’avère que ces gens, qu’on aurait autrement qualifiés d’étrangers, s’avèrent avoir du talent, il n’en fut pas moins que l’engouement pour la science-fiction s’en alla aussi vite que Gernsback lui-même, un Juif allemand qui émigra aux États-Unis après un passage en fin de compte assez court au Luxembourg.
Ce n’est probablement pas un hasard que d’un point de vue diachronique, la science-fiction prospéra surtout dans des pays où la liberté d’expression était contrainte et où inventer des mondes autres était devenu nécessité car le sien, de monde, était devenu insupportable. Faut-il donc s’alarmer, au vu de ces récentes publications science-fictionnelles luxembourgeoises témoignant d’une inquiétude quant à l’avenir de l’homme et de notre planète, de la santé politique et sociale du grand-duché ?
Villages abandonnés livrés au sort d’une I.A. déglinguée chez Sven Wohl, optimisation utopique d’une société humaine métaphoriquement décrite comme héroïnomane chez Luc François, paradis édénique souterrain situé au-delà des remparts alors même qu’on a fait miroiter aux citoyens de la ville que l’extérieur serait devenu inhabitable chez Audrey Martin ou encore description d’un monde politique états-unien investi par le peuple des elfes, qui se sont mis en tête, par souci de perfectionnisme, de rendre salubre le métro new-yorkais chez Ani Fox : les récits solar-punk du premier numéro de Aner Welten, dont l’objectif avoué est de « libérer les jeunes auteurs et autrices de l’ombre des grands genres » afin d’explorer l’inconnu, n’arrivent pas à ni ne veulent adopter le ton unanimement optimiste qu’exigerait une définition stricte du sous-genre, le solar-punk se voulant une science-fiction optimiste et utopique.
Ce refus du solaire témoigne d’une inquiétude face aux ravages climatologiques et politiques dont les jeunes auteurs sentent qu’ils n’épargneront pas la bulle d’aisance grand-ducale, inquiétude qui les pousse à faire preuve d’une inventivité bien au-delà des recettes convenues des polars évoqués ci-dessus.
Si on disait que les polars de crime.lu appelaient à être dévorés vautrés dans le confort d’un canapé, lire The Idiot of St. Benedict rappelle au contraire la nouvelle Continuité de parcs de Julio Cortázar, où un homme lit un policier dans lequel un meurtrier se rapproche à pas feutrés d’un homme plongé dans la lecture d’un policier. Jusqu’à ce que cet homme se rende compte que la victime future, imminente, c’est lui.
Ce premier meurtre métaleptique de l’histoire de la littérature – une figure de style par ailleurs parfaitement postmoderne – est tout à fait symptomatique des nouvelles de Gomez, où réel et rêvent s’emmêlent tel un ruban de Möbius et où l’amnésie collective, fort probablement liée à notre addiction aux écrans, prend des allures burlesques. Au-delà de visions noires du futur, ces nouvelles sont aussi des récits sur des hommes déracinés, arrachés à leur milieu, qui retournent sur le terrain de leur adolescence dans l’espoir d’y régler des comptes. Mais tout comme les mondes de Gomez sont souvent des boucles sans issue, c’est sur une version plus ancienne de soi-même, pas bien belle à voir, qu’on risque de tomber en fouillant ainsi dans les strates de son passé. Si la science-fiction, après plus d’un siècle d’égarements, retourne enfin au bercail, c’est pour notre plus grand bonheur.