Francisco de Goya peint Le Grand Bouc – ou Le Sabbat des sorcières pour d’autres – pour sa demeure la Quinta del Sordo, tableau logé parmi une série de « Peintures noires » qu’il imagine entre 1819 et 1823. Deux siècles plus tard, la chorégraphe Nicole Mossoux et le dramaturge et metteur en scène Patrick Bonté, s’emparent de cet imaginaire torturé et halluciné pour servir au buffet des festins théâtraux The Great He-Goat. Une pièce d’un théâtre visuel absolument sublime et terrible à la fois, applaudie au Escher Theater.
On avait perdu le souvenir de l’univers de Goya, on ne se rappelait pas son œuvre si tourmentée, ses images parfois si horrifiques. Et si la vision qu’en propose la compagnie Mossoux-Bonté peut paraître terrifiante, elle est aussi carrément magnifique, et le mot est faible. Car les créatures étranges de Goya, sous la lentille de la troupe belge, deviennent fabuleuses et fantastiques. Dans cette visite guidée dans les entrailles de l’œuvre du maître espagnol, c’est un monde spectaculaire – dans tous les sens du terme – qui s’offre à nous.
Dans leurs nombreux spectacles créés en commun ces 35 dernières années, Nicole Mossoux et Patrick Bonté n’ont de de cesse que d’inspecter les cadres de l’obsession, comme les retranchements de la sensibilité pour s’attarder sur l’inconscient et en extirper l’inexploré. Non sans humour, délicatesse, sculpturalité et maîtrise de l’esthétique du beau, leur association artistique amène le spectateur aux confins de son imaginaire, forcé ou invité – c’est selon l’œil qui regarde –, à admirer l’étrange, l’incohérence physique autant que psychique parfois, pour vivre une expérience hors des mondes connus et habités.
Et là, par-dessus le puissant discours esthétique et psychanalytique que le couple distille, s’imbrique un nouveau volet théâtro-sensationnel en la matière lunaire qu’est The Great He-Goat. Et ce spectacle terriblement bouleversant ne nous quittera jamais. Ce n’est pas tant les inquiétudes visuelles qu’il fait émerger qui accroche, mais une progression naturelle et si intelligente du récit imagé. Alors que personne encore aujourd’hui n’aura trouvé raison à une interprétation d’ensemble de ces peintures noires de Goya, Mossoux-Bonté, eux, réussissent la magie, de tableaux en tableaux même mutiques, de conter une histoire, trouvant ses personnages, ses paysages, son lieu, son action, ses ressorts.
Lorsque l’on voit en effet les tableaux de Goya se déranger par le mouvement d’êtres disloqués, le récit se formule au fil des fresques mouvantes, compilant les langues, celle des corps articulés ou désarticulés, des poupées manipulées, des humeurs sur-interprétées, des onomatopées lancées, ou des cris résonnant en écho, partout dans le théâtre. Sans décor les interprètes le construisent de leur corps, devenu outil à tout faire, à créer la théâtralité dans sa globalité. Néanmoins, si masque, marionnette, tissus, illusions, dissimulation, lévitation, ou démembrement façonnent l’ensorcellement ce sont bien les habitants de cette scène qui dirigent la cérémonie.
Le ballet se poursuit et le fabuleux s’impose sur scène pour envahir l’esprit de ceux assis en face. Si le théâtre était un rêve, il serait ce beau cauchemar, l’un de ceux qu’on aimerait dessiner ou écrire aussitôt au réveil. Et tout le paradoxe est là, car le spectateur peut se sentir malmené par ce qu’il voit, mais il y est happé comme hypnotisé et c’est bien l’effet qu’offrent certains tableaux. The Great He-Goat est une ode à la précieuse vision picturale de Goya, tant respecté, et là, dressé en dieu fabriquant de mondes aussi obscurs que lumineux.
Lauréat notamment du prix Maeterlinck du meilleur spectacle de danse, il est difficile de coller un genre à ce travail qui les côtoie tous avec magnificence. C’est en tout cas ce genre de pièce qu’on se délecte de voir, mais qui renferme ce sous-texte, faisant brûler les cerveaux des plus grands philosophes. Tout cela s’associe bien avec l’état de Goya à l’heure de sa série noire : sourd, fiévreux, embrumé et hallucinant. De ses visions en naîtront d’autres, capturées sur scène à jamais dans The Great He-Goat. Et ce dernier se vit de fait comme une expérience artistique à double tenant : rentrer dans un pan de l’œuvre de Goya, et vivre sa transformation scénique opérée par « les Mossoux-Bonté ». Tout cela exigeant une abnégation sans faille que ce soit du côté de la scène, comme de la salle… Une force nécessaire pour entrer dans ce « sublime terrible », une autre dimension artistique, dont peu en reviendront tels qu’ils y sont entrés.