Si le Covid-19 n’avait pas joué le trouble-fête, les récitals et concerts autour du piano auraient dû marquer, cette saison, le retour de quelques-uns des plus grands noms du clavier, comme Pollini, Sokolov, Trifonov, Schiff, Ax, Grimaud, Lugansky, Uchida ou Zimerman. L’un des rares événements à avoir échappé à la valse des annulations aura été le récital du génial pianiste national Jean Muller, devenu, à 40 ans, un grand du piano. Ce lundi, il renoua avec le public philharmonique, à la faveur d’un programme dédié exclusivement à Beethoven, dont le monde de la musique célébrait, l’année dernière, le 250e anniversaire de sa naissance.
À l’affiche, un enivrant bouquet de pages majeures du Grand Moghul : la trinité couramment appelée des « trois dernières Sonates ». Discret à souhait, avec l’air de ne pas y toucher, regard timide et toujours aussi déroutant (comme perdu dans les étoiles), mains étonnamment fines, maintien toujours un peu emprunté du Wunderkind qu’il fut (à six ans, il reçoit ses premières leçons de piano, et, tout juste un an plus tard, il donna son premier concert public), il est aujourd’hui un musicien accompli, perfectionniste jamais satisfait, en quête de la pierre philosophale.
Traversant la scène à grandes enjambées rapides, il salue le public en se cassant en deux, s’assoit et attaque, sans plus attendre - et sans partition ! - l’énorme et intimidante Sonate op. 109. Et nous voilà, dès les premières notes, séduits par un jeu fait de puissance nerveuse et de variations de couleurs kaléidoscopiques. Technique transcendante, toucher varié, tenue rythmique, travail d’orfèvre sur les voix médianes : autant d’atouts dont peut se targuer l’immense pianiste de chez nous.
Muller enchaîne ensuite, sans solution de continuité, avec la Sonate op. 110, celle que Jörg Demus, un interprète averti des complexités et ambiguïtés de cette partition hors normes, qualifiait de « triomphe de l’Esprit », et laquelle, davantage encore que l’op. 109, s’avère emblématique du Beethoven « dernière manière ». Sous les doigts alertes et agiles de notre pianiste, elle enchante par son souffle épique, qui souligne l’exceptionnelle ampleur de sa structure et l’extraordinaire richesse des développements de son message musical.
Le récital de notre compatriote, dont il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il est, aujourd’hui, au sommet de son art, s’achève par l’exécution de l’ultime Sonate du Maître de Bonn, l’op. 111, un chef-d’œuvre absolu, qui suffit, à lui seul, à remplir une salle, et dont Romain Rolland disait qu’il est « une des paroles les plus hautes qui soient sorties de la bouche de Beethoven ». Or, quand on sait que cette grande épopée pianistique s’adresse uniquement à des virtuoses du troisième type, capables de surmonter les pires difficultés, l’on ne peut qu’admirer la prestation de Jean Muller, fort qu’il est d’un goût prononcé pour les oppositions tranchées, surarmé qu’il est d’une technique d’acier qui lui permet d’en survoler les péripéties et chausse-trappes, fort qu’il est, enfin, d’un abattage sur scène qui ferait se lever un paralytique.
Puissance, autorité, le Luxembourgeois sait où il va. Et il faut s’accrocher pour le suivre, tant les traits fusent avec un panache éclatant, tant il déploie une palette de timbres d’une profusion éblouissante. Et c’est à un public qu’il a à genoux qu’il tire sa révérence. Quel grand moment de piano ! « Il y a des hommes océans », disait Victor Hugo à propos de Shakespeare. S’embarquer sur l’océan Beethoven, avec Jean Muller comme capitaine, c’est prendre le grand large pour une aventure musicale des plus grisantes..José Voss
On reste dans le digital, passant de l’opéra au ballet, avec le chorégraphe Marco Goecke et le Staatsballett Hannover. Qui ont choisi pour la scène L’Amant, de Marguerite Duras, et la qualité du spectacle, première le 27 février dernier, nous ramène en premier à Jochen Ulrich et sa mise en danse d’India Song. C’est lointain, très lointain, c’était d’autant plus envoûtant, tel soir à la manufacture de bougies de Rodenkirchen où le Tanz-Forum Köln s’était exilé, qu’il y avait les images du film, Delphine Seyrig et Michael Londsdale, qui habitaient la mémoire. Pour Marco Goecke, le danger était moindre, il y a bien un autre film, mais Annaud n’est pas Duras, et l’autrice en avait été déçue, regrettait vivement d’avoir vendu les droits. Elle avait pris sa revanche en récrivant le roman, malgré le prix Goncourt, pour un livre plus durassien, L’Amant de la Chine du Nord, beau re-travail et belle ré-imagination.
L’histoire est toujours la même, son personnel aussi. Et Marco Goecke ne change rien, à cet amour, ou simple relation sexuelle, de l’enfant, qui a 14 ans, et d’un jeune et riche Chinois, lui en a 28. Autres protagonistes, la mère, les deux frères, il en est aussi du côté chinois, et pour étoffer le ballet, les River Boys (dont notre compatriote Louis Steinmetz, passé du Conservatoire luxembourgeois à Cannes, puis à Lucerne avant Hanovre) et les River Girls. Avec un Mékong omniprésent, bien plus, on dirait le Pacifique avec les effets et les reflets de la musique de Debussy. Car en fait la charpente du ballet, c’est les choix musicaux.
Pour commencer, les bruits de la ville vietnamienne, des chants, moins lancinants que les appels de la mendiante d’India Song, mais très vite à Hanovre aussi la musique devient comme la métaphore de l’innommable : Debussy, Ravel, Unsuk Chin, une compositrice sud-coréenne, Chopin à la fin, pour l’adieu, la fille s’en allant en France. Après, il reste cet appel téléphonique, après de longues années, une voix venant de Chine pour dire un amour qui n’a jamais fini. Cinq chapitres si l’on veut, cinq parties pour adapter les mouvements et les gestes à cette histoire. Pour transcender la couleur locale et atteindre à l’universel.
Et le miracle, avec la chorégraphie de Marco Goecke, c’est justement que sans quitter jamais Duras ni l’Indochine, nous arrivions presque à oublier l’anecdote. Sa chorégraphie, en effet, est faite d’une masse d’énergie, tellement vivante, et les corps des danseuses et des danseurs paraissent sous charge électrique, la vie ou le désir vibrent en eux, se projettent dans les gestes des bras, les mouvements du corps entier. Ce que les uns et les autres ont des fois de fiévreux, voire d’abrupt, peut se mâtiner de tendresse, de sensualité. Il est une expression forte des groupements, une qualité prenante des duos, des solos. Une occupation vivace d’une scène quasi abstraite. Comme peut l’être la mer rejoignant le ciel à l’horizon.
On n’en remarque que mieux tels détails, un chapeau de paille abandonné à la lisière des vagues, bien sûr, la voiture qui passe dans le fond, celle du bac du récit. De même, le conteneur dans les derniers moments, avec son inscription joignant les deux villes de Saigon et de Paris. La chorégraphie de Marco Goecke, lui a été à Stuttgart de 2005 à 2018, chorégraphe de l’année en 2015, avant de rallier le Staatstheater Hannover, sur une durée de quelque 70 minutes, sait construire, porter une tension, faire s’allier vigueur et poésie, et au long du mois de mars, il est possible, gratuitement, de s’en faire une image, une idée. Et prendre plaisir à écouter, en direct le soir de la première, les interprétations du Niedersächsisches Staatsorchester.