Danse

L’aléatoire de l’aléatoire

d'Lëtzebuerger Land du 05.03.2021

Sur le papier, le Trip de Jennifer Gohier et Grégory Beaumont rassemble nombre d’éléments qui, même sans un grand déploiement d’excès, conquerraient facilement les foules. Situé au cœur des années hippies, et avec toute l’imagerie que développe cette décennie 60-70, Trip promet un monde d’évasions cosmiques à la lueur des lumières de scène et sous des airs de musique psychédélique. Pourtant, si le spectacle dans son ensemble peut charmer, il laisse aussi quelques lignes de déception à digérer. Comme un trip sous acide, la montée est brûlante et excitante, mais la descente s’impose pénible, jusqu’à grincer des dents… Ce Trip là, lui aussi laisse une humeur mitigée.

Du fond de la salle les lueurs des néons des sorties de secours éclaboussent la salle du Kinneksbond d’un reflet verdâtre artificiel. Si tout ce décorum sécuritaire n’a rien à voir avec le Trip qui s’apprête à débuter devant nous, l’atmosphère de la salle est planante, les couleurs perçues dans la semi obscurité ondulant à la manière d’une aurore boréale. La Compagnie Corps in situ commence son Trip chorégraphique et dès la première scène, Woodstock n’est pas loin. Sur des tapis persans, chaque danseur s’installe pour une première phase préparatoire avant la transe. Suspendue au-dessus d’eux, une imposante structure métallique circulaire tient le plafond technique – entendez les lumières – sorte de relique divine, vénérée par les interprètes. C’est plutôt censé quand on connait l’importance de la lumière dans la danse, véritable révélateur des corps dans l’antre si neutre du cube de scène. Et à l’image du Matrimandir, « le temple de la mère », considéré comme l’âme d’Auroville par ses habitants « hauts perchés », ce grill circulaire serait l’âme de la pièce, le prescripteur de ce trip spectaculaire.

Les musiciens, tels des chamanes, accompagnent la montée des danseurs par des riffs exaspérants, amorçant une douce désacralisation de la scène, devenue le lieu d’une aventure intérieure qui semble parfois plus stimulante pour les interprètes que pour les spectateurs. Car, si on ne peut pas retirer une magnifique ardeur dans l’exécution, la désorganisation de certains actes écrase notre regard qui se languit d’un ensemble plus homogène par moment. Pourtant l’énergie des danseurs est sans compter. Cette intensité devrait stimuler l’attention, et le fait, mais suggère aussi une forme d’ennui.

Si l’on sent par-ci, l’héritage des performances à la Nijinski, comme celle de l’incroyable solo de l’élue dans le Sacre du Printemps, où le corps se torture de mouvement, pour jouer sa révolte avant son sacrifice ; par-là, le chaos organisé, entraîné par la transe des danseurs, tourne parfois en une parade de corps aux gestes lancés sans dialogue – et donc sans réponse – entre eux.

Il faut admettre un fort travail de composition d’images : Trip est un spectacle de tableaux. À l’instar de la grande scène d’amour en groupe : une vision sculpturale éblouissante de la liberté sexuelle de jadis, chorégraphiée par des corps qui se lient et se délient, se déshabillent, se touchent et se baisent, sans jamais n’abandonner la pudeur des corps face à un public. Et c’est tout le paradoxe, alors qu’on s’enfonçait presque dans notre fauteuil molletonné, voilà que le groupe tire tout cela dans une direction captivante jusqu’au terme de la pièce. L’une des autres forces de Trip c’est de montrer des corps « normés », des danseurs qui savent aussi nous ressembler. C’est un intéressant niveau de dialogue avec le public et le couple de direction artistique en émet un autre celui d’un vrai récit : l’histoire d’un trip sous acide en trois étapes, du paradis, au bad trip, pour revenir au réel.

Au final, l’avis mitigé qui ressort de Trip vient de son inconstance. Quand un tableau nous subjugue de beauté, les fulgurances chorégraphiques sont brisées par l’aléatoire d’une scène parfois trop libertaire, la technicité de certains danseurs s’efface devant d’autres moins gracieux, la minutie d’une combinaison disparait dans le laisser aller de la suivante… Mais tout cela est en fait propre à un trip sous hallucinogène, car « l’aléatoire » de Trip tient à la fois du propos qu’il engage, c’est à dire s’installer dans un voyage spirituel personnel et inconnu, aléatoire de fait, mais également d’une forme de « laisser faire » chorégraphique qui nous fait parfois perdre le focus. Alors s’il s’agissait de nous confondre dans une forme de délire, c’est une réussite, si le but était de l’orchestrer, on n’y est pas encore.

Godefroy Gordet
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