La Commission européenne propose de casser les « shell companies », ces sociétés boîtes aux lettres qui permettent d’éluder l’impôt. Pour sauver le secteur émergent des fonds alternatifs, Yuriko Backes se dit prête à faire des concessions

Unshell

Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 18.11.2022

Au commencement était la capture réglementaire. En 1929, la loi sur les holdings est rédigée directement par Léon Metzler, directeur du service contentieux de l’Arbed et ancienne figure du Bloc des gauches. Par ce dispositif, l’Arbed espérait se mettre à l’abri d’une OPA hostile, note l’historien Charles Barthel en 2006. Au C2DH, les chercheurs Benoît Majerus et Matteo Calabrese tentent actuellement de retracer les débuts des Holdings 29, l’embryon de la place financière actuelle. À leur surprise, ils constatent que, dès les années trente, les « H29 » rencontrent un vif succès commercial. Pas malgré la Grande Dépression, mais à cause d’elle. Alors que les pays voisins augmentent leurs taux d’imposition, le Grand-Duché se réinvente comme paradis fiscal et offre ses services aux grandes familles industrielles de l’Europe. La notabilité politico-économique locale s’engouffre dans ce nouveau business. Parmi les domiciliataires et administrateurs des premières holdings, Majerus et Calabrese recensent une floppée de députés et d’anciens ministres, pour la plupart membres du Parti de la droite (l’ancêtre du CSV). Le rapporteur de la loi sur les holdings en 1929, Auguste Thorn, siègera par la suite au CA de la Ford Investment Company. Les notaires ne sont pas en reste. Edmond Reiffers et François Altwies se spécialisent dans l’offshore balbutiant ; le premier avait été ministre des Finances, le second président du Parlement. En tant que député, Fernand Loesch s’oppose en 1936 à un contrôle renforcé des holdings qu’il conseille par ailleurs en tant qu’avocat. Longtemps avant qu’on ne parle de déclarations d’intérêts ou de registres des lobbies, les compradors luxembourgeois mêlaient allégrement affaires et politique.

« Une grande partie des 46 000 Soparfis [la successeure des Holdings 29] ne seraient alors plus rentables », s’indigne Laurent Mosar fin février sur Chamber TV. La directive européenne « Unshell » risquerait de « vraiment faire mal au Luxembourg ». « Deux milliards d’euros » de recettes budgétaires seraient en jeu, rappelle l’avocat d’affaires et député CSV. Publiée le 22 décembre par la Commission européenne, la directive « Atad 3 » propose de casser les « shell companies » afin d’en endiguer « l’utilisation abusive à des fins fiscales ». Le tout sous l’appellation marketing « Unshell ». La Commission propose un système de « filtrage ». Toute entité dont 75 pour cent des revenus ne proviennent pas de son activité commerciale (mais de transactions majoritairement cross-border) sera tenue de justifier qu’elle n’est pas une société boîtes aux lettres. Elle devra alors lors prouver qu’elle remplit les « indicateurs de substance » ; à commencer par des bureaux et des employés (au moins cinq). À défaut, elle sera « présumée être une société écran » ; c’est-à-dire exclue des conventions fiscales et des bénéfices de la directive mère-filiales ; une sentence de mort fiscale.

En 1929, le Conseil d’État estimait que « les capitaux internationaux très importants investis dans ces holdings vivront chez nous une vie pour ainsi dire inerte et ne sauraient susciter des complications ». À une époque marquée par la xénophobie et l’obsession de l’Überfremdung, la vision de sociétés fantômes, sans employés, était censée rassurer (d’Land du 5 août 2016). Les exigences de substance proposées par la Commission européenne seraient « artificielles », dit Laurent Mosar presqu’un siècle plus tard. « Nous finirons par renchérir encore plus nos logements et nos immeubles de bureaux. Encore plus de monde devra venir travailler au Luxembourg ». Ce serait là tout le contraire d’une « politique verte et durable ». Mais comme souvent, Mosar a une guerre de retard.

Le député CSV défend le dépotoir offshore. La ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), pense surtout au secteur émergent du private equity. Pour cela, elle se déclare prête à sacrifier une partie des holdings conçues pour des raisons fiscales. « I am certainly not interested in protecting so-called ‘letterbox companies’», assure-t-elle dans la dernière édition de Insight/Out, le bulletin de la Luxembourg Private Equity Association, cofondée en 2010 par l’actuel conseiller d’État Alain Kinsch. La LPEA était pour l’Alfi ce que l’Alfi avait été pour l’ABBL en 1988 : Des jeunes loups de la finance voulant se démarquer de la notabilité en place, en créant de nouvelles niches. Plus agressif et moins régulé que les banques, le private equity a connu un boom mondial depuis la dernière crise financière. Spécialisées dans l’achat et la revente de sociétés non cotées, de l’immobilier aux clubs de foot en passant par les maisons de retraite, ces firmes sont devenues des conglomérats incontournables. (Blackstone pourrait ainsi atteindre un billion de dollars – un million de millions – d’avoirs sous gestion dès la fin de l’année.)

La place financière a eu sa part du gâteau. Sur les trois dernières années, les avoirs gérés par des fonds alternatifs ont connu une croissance de 33 pour cent au Luxembourg. Le capital-risque attire désormais jusqu’aux ex-ministres socialistes et anciens lobbyistes bancaires : Etienne Schneider vient ainsi de rejoindre Serge de Cillia au conseil consultatif de IVC Fund. Le Luxembourg aurait « gravi la chaîne de valeur », se réjouit Yuriko Backes dans Insight/Out. Elle veut dire par là que le pays s’est en partie émancipé de son rôle subalterne de portier juridico-comptable. Le Brexit a accéléré cette montée en gamme du back vers le middle-office, certains asset managers ayant délocalisé leur hub londonien vers le Grand-Duché. Neuf des douze « top private equity players » auraient renforcé leur présence au Luxembourg, se réjouissait Pierre Gramegna l’année dernière.

Dans ce microcosme des fonds alternatifs, la directive Unshell provoque un sacré malaise. C’est que le capital-risque est très friand de structures. En règle générale, un fonds immobilier créera ainsi une entité par immeuble détenu ; une ingénierie dictée par des considérations juridiques plutôt que fiscales. Ce boom explique pourquoi, au lendemain de « Luxleaks », le nombre de Soparfis a continué à croître, pour se stabiliser autour de 47 000 en 2020. La proposition « Unshell » exclut les Organismes de placement collectif de son « scope » ; le business traditionnel des fonds n’a donc rien à craindre. Or, les fonds alternatifs sont restés, eux, dans la ligne de tir. Ils craignent de finir en « victime collatérale » d’une lutte contre l’optimisation fiscale agressive. Tout au long du mois de mai, les représentants de l’UEL, de l’Alfi et de la LPEA se sont succédé rue de la Congrégation pour présenter leurs doléances à Yuriko Backes. D’après le « Registre des entrevues des ministres avec les représentants d’intérêts tiers », les discussions ont à chaque fois abordé la directive « Unshell ». La nouvelle ministre a assuré le secteur de son soutien. Dans ses déclarations publiques, elle critique le « périmètre extrêmement large » de la directive, qui manquerait de « proportionnalité ». Légiférer de cette manière contre l’évasion fiscale serait un « Eigentor », dit-elle au Wort. Le directeur de Luxembourg for finance, Nicolas Mackel, mobilise les mêmes éléments de langage face au Land : L’objectif de la Commission serait « en partie légitime », mais sa mise en oeuvre « nonsensical… on pourrait presque dire populiste » : « On jette l’eau du bain avec le bébé ».

Sur la place financière, on pense flairer un sale coup monté par les concurrents français et allemands, « jaloux » des succès grand-ducaux. Cette grille de lecture structure la Weltanschauung des managers locaux depuis des décennies. Invité par l’UEL au début de l’année, le directeur « taxation directe » de la Commission, Benjamin Angel, s’était fait un malin plaisir de provoquer son auditoire. « There is a new kid in town », annonça le Français, sourire en coin, en présentant sa directive Unshell. « Nous visons les sociétés écrans qui sont créées par des avocats inventifs pour cacher des personnes physiques et leur permettre d’éviter la taxation ». Puis d’ajouter : « Not something some of you will applaud ». Or le package Unshell avance très lentement. La présidence française de l’UE s’y est peu intéressée, les Tchèques, qui ont repris, n’ont pas réussi à débloquer les négociations. La date d’entrée en vigueur, initialement fixée au 1er janvier 2024, apparaît d’ores et déjà comme irréaliste. Les experts de l’Alfi et de l’UEL ont envoyé des longs avis à Bruxelles, se plaignant d’un « increase of formalities » qui serait disproportionné et créerait « an unprecedented administrative burden » pour leur « industrie ». Que le système de « filtrage » proposé par la Commission vise uniquement les sociétés percevant des revenus transfrontaliers serait une discrimination des petits par rapport aux grands pays.

Les lobbies ressortent, encore et toujours, l’argument du « level playing field ». L’UEL recommande ainsi d’en rediscuter au niveau de l’OCDE, tandis que l’Alfi demande à ce que la directive ne devrait pas s’appliquer « until the measures for non-EU shell entities also apply ». Dès février, Yuriko Backes mettait en garde dans le Wort que « la compétitivité de l’UE sera affaiblie vis-à-vis de pays tiers ». Cette rhétorique est aussi ancienne que la place financière. L’historien Benoît Majerus en a retrouvé un exemple dès la seconde moitié des années 1960, lorsque l’avocat d’affaires et lobbyiste Bernard Delvaux a été envoyé par le gouvernement aux négociations européennes. Au nom du Luxembourg, le lobbyiste y défendit le régime des holdings contre la volonté d’harmonisation portée alors par le ministre français Michel Debré. Ses arguments intéressés (Delvaux était un des principaux players sur le marché des holdings) semblent avoir porté leurs fruits. « La Commission européenne craint que les holdings luxembourgeoises n’émigrent vers d’autres paradis fiscaux », écrivait Le Monde en 1973.

Cela fait des décennies que des familles avec beaucoup d’argent et des multinationales avec très peu de substance passent par le Grand-Duché pour éviter l’impôt. Un énorme dépotoir offshore s’est ainsi accumulé. Pierre Gramegna a toujours affirmé qu’il n’aurait « aucune nostalgie » à voir déguerpir les holdings sans substance. En février 2021, l’enquête « OpenLux » a recensé « plusieurs centaines » de multinationales américaines (Microsoft, KFC, Exxon-Mobile, Victoria’s Secret, Koch Industries) qui venaient de démanteler une partie de leurs holdings luxembourgeoises. Quarante pour cent des multinationales citées dans « Luxleaks » auraient entretemps plié bagage. Ces sept dernières années, les pires armes de défiscalisation massive ont été démantelées (dont les « patent boxes » et les « hybrides »), tout comme l’ancienne manufacture à rulings dirigée par Marius Kohl. Sur la place financière, on estime avoir fait ses devoirs et freiné les excès ; l’optimisation fiscale « agressive » appartiendrait au passé. Circulez, il n’y a rien à voir… Le problème, c’est que les recherches universitaires démentent ce narratif. Les économistes Gabriel Zucman et Ludvig Wier notent l’« étonnante stabilité » du profit shifting vers les juridictions à faible fiscalité. Entre 2015 et 2019, les transferts de bénéfices vers le Luxembourg seraient passés de 46,8 à 64,4 milliards de dollars, lit-on dans leur working paper publié au début du mois. Une croissance de 14,3 pour cent, qui reste cependant en-deçà des concurrents européens : Les Pays-Bas affichant une hausse de 20,7, la Belgique de 22,6 et la Suisse de 38,7 pour cent. Dans la troisième année de l’implémentation du projet Beps, Wier et Zucman ne constatent pas de « discernible decline ».

Les fiscalistes luxembourgeois interrogés sont pourtant unanimes : Les Soparfis sans substance et conçus pour éviter l’impôt seraient condamnées à moyen terme. Déjà parce qu’une présence au Luxembourg ne vaudrait souvent plus le coût. Entre frais de domiciliation (2 000 euros), tantièmes pour les administrateurs (4 000 euros), impôt minimum sur la fortune (4 800 euros) et cotisation forfaitaire à la Chambre de commerce (350 euros), l’ardoise annuelle dépasse facilement les 10 000 euros. Le fiscaliste Alain Steichen estime que vingt pour cent des Soparfis seraient en état de végétation : « Sie dümpelen einfach viru sech hin ». Si elles n’étaient pas liquidées, ce serait par confort, voire par oubli. Les lobbys des holdings sont inaudibles. À l’inverse des représentants de la puissante industrie des fonds, on ne trouve aucune trace de leur passage rue de la Congrégation.

Or, budgétairement parlant, les « Schmuddel-Holdings » continuent à générer de belles recettes. C’était d’ailleurs le motif politique de leur création. En juillet 1929, le ministre des Finances Pierre Dupong ne s’en cachait nullement : « L’établissement de sociétés Holding […] entraîne pour notre fisc des recettes supplémentaires se chiffrant à des millions. Il n’existe aucun motif supérieur pour écarter cette possibilité de renforcer notre situation financière. » En 2018, les dizaines de milliers de Soparfis payaient 1,6 milliard d’euros en impôts. Kleinvieh macht auch Mist… Une extinction en masse porterait un sérieux coup aux recettes de l’État. La notion de Soparfi resterait très « ambiguë », plutôt qu’à une réalité juridique, elle correspondrait à « une pratique de langage », met en garde le Conseil économique et social (CES) dans sa dernière analyse des données fiscales, avant de détailler que cette nébuleuse contribue 28 pour cent de l’impôt sur le revenu des collectivités.

Si les exigences de substance font tellement peur, c’est aussi parce que le Luxembourg craint ne plus trouver les ressources humaines pour y satisfaire. Dans un sondage publié ce jeudi par KPMG, les deux tiers des gestionnaires de fonds alternatifs disaient rencontrer « des problèmes pour recruter de nouveaux employés. » L’Administration des contributions se retrouve confrontée aux mêmes limites de la croissance. Elle comptait seulement trois fonctionnaires dans la carrière supérieure en 1977 ; un nombre qui est passé à quinze en 2007, puis à 73 en 2017, pour atteindre 207 en 2021. Sa directrice, Pascale Toussing, annonce le recrutement de 500 fonctionnaires « avec un certain degré d’expertise » sur les cinq prochaines années. Et voilà que la Commission recommande aux administrations fiscales d’« étendre leurs capacités » afin de traiter les flux d’informations que générerait sa directive Unshell. Les « compliance costs » augmenteraient « in a limited manner », rassurent les technocrates bruxellois. Cette appréciation se confirmera peut-être pour les grands États membres. Pour le Luxembourg, elle relève de l’euphémisme.

L’Irlande a succédé au Royaume-Uni comme principal concurrent économique et allié politique du Grand-Duché. Dans les négociations européennes, le Luxembourg plaiderait pour une « smart regulation that is pragmatic », explique la diplomate Backes aux managers de private equity. L’île verte semble avoir moins peur de se salir les mains. L’Irlande – et non le Luxembourg – a ainsi saisi la Cour de Justice européenne pour faire annuler la décision de la Commission dans l’affaire du ruling de Fiat Finance & Trade. Mais à Bruxelles, le Luxembourg disposera d’un autre soutien, discret mais de taille : les lobbyistes de Blackstone et Cie suivront le dossier « Unshell » de près. Certains des opérateurs financiers interrogés sortent le vieil adage : « D’Zopp gëtt net sou waarm giess wéi se gekacht gëtt ».

Bernard Thomas
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