Les auteurs de théâtre contemporains britanniques possèdent cet art qui manque souvent aux français : donner suffisamment de substance aux personnages pour que toutes les atrocités puissent être entendues. Le Théâtre du Centaure en a déjà produits plusieurs, Harold Pinter, Dennis Kelly ou Duncan Macmillan, mais toujours dans des traductions françaises. Pour Blackbird de David Harrower le choix s’est porté sur l’anglais. « Après avoir fait l’exercice d’une lecture dans les deux langues avec les deux comédiens, l’original s’est imposé pour sa force et son rythme », explique Myriam Muller qui signe la mise en scène. Bien lui a pris : le succès est au rendez-vous et les dernières représentations affichent complet, avec un public international qui ne fréquentait généralement pas la petite salle du centre-ville. C’est un bon signe pour les théâtres de savoir qu’un nouveau public est à portée de langue. Le succès de la pièce n’est pas seulement dû à l’anglais : Blackbird coche toutes les cases. C’est tout simplement une bonne pièce, qui aborde des thématiques résolument contemporaines. L’interprétation de Jil Devresse et Jules Werner donne toute sa force au texte. La mise en scène évite les facilités pour ce concentrer sur l’affrontement entre les deux personnages.
On a affaire à une sorte de huis-clos, même si la porte s’ouvre régulièrement : les caractères sont enfermés dans leur histoire personnelle. Dix ans après avoir été abusée sexuellement par un homme de quarante ans son aîné, alors qu’elle en avait douze, Una (Jil Devresse) a retrouvé la trace de son agresseur. Ray (Jules Werner) a purgé des années de prison, il vit sous un autre nom, dans une autre ville, avec un boulot et même, à l’en croire, une relation stable. La jeune femme en revanche n’a pas déménagé, un psy ayant conseillé « la continuité », ce qui lui a imposé le regard de tous et l’impossible oubli. Elle ne connaît pas de stabilité et n’a pas pu « passer à autre chose ». Elle revient se confronter à son agresseur pour surmonter son traumatisme.
Progressivement, le spectateur va tenter de démêler l’écheveau des vérités et contre-vérités, de retracer le fil d’une histoire tragique en suivant les souvenirs des deux protagonistes. La fiabilité des affirmations de Ray sur sa vie réelle est forcément sujette à caution. Pourtant, l’interprétation des faits de l’époque nous plonge ponctuellement dans le doute, vite balayé par une autre affirmation de l’un ou de l’autre. Ce ping-pong verbal, où les mots s’entrechoquent, où les phrases sont interrompues, où les syllabes restent en suspens, est une des grandes réussites de la pièce. Les comédiens excellent tous les deux dans cette joute qui passe de la colère à l’incompréhension, de la tristesse à la rage, de la honte aux regrets. Des montagnes russes d’émotions contradictoires qui bouleversent le spectateur.
Comme certains auteurs de faits de pédophilie (et plus généralement de violence faites aux femmes), Ray affirme qu’il n’est « pas comme tous les autres », qu’on ne l’y reprendra plus. Il use d’arguments tantôt désespérés, tantôt à la limite du cocasse. Una lui accorde un temps le bénéfice du doute, à moins que ce ne soit pour mieux le confronter. Nous hésitons avec elle… Jusqu’au dernier rebondissement.
Blackbird est une pièce pour acteurs, où ils peuvent donner la mesure de leur talent. Et les deux ne s’en privent pas. Jil Devresse, la jeune Tanja / Jenny de la première saison de Capitani a gagné en maturité et apporte au rôle difficile d’Una les nuances nécessaires. Jules Werner est totalement dans le personnage avec qu’il faut d’ambiguïté entre violence et culpabilité. Tout cela dans un froid décor signé Anouk Schiltz qui évoque le sordide de la baraque de chantier à peine égayée par la musique de Claire Parsons.