Imaginons un monde où, en raison du manque d’eau, les fruits et les légumes seraient chers et précieux. Un monde, surtout, dans lequel nous serions jugés selon notre patrimoine génétique. Celui-ci, déterminé à l’aide d’une analyse sanguine, se verrait attribuer une note de un à dix. Les personnes ayant une « bonne note » auraient droit à des professions élevées, à un crédit pour la maison de leurs rêves... et seraient encouragées à se reproduire entre elles. Tout serait plus compliqué pour les personnes « en bas de l’échelle » c’est-à-dire celles dont les gènes sont défectueux et qui risquent fortement de mourir d’une maladie génétique ou de souffrir d’une maladie mentale. Celles-ci seraient poussées, au contraire, à se faire stériliser. Ce monde, c’est celui qu’a imaginé Ella Road, jeune scénariste, dramaturge et actrice britannique. L’acteur et metteur en scène Fábio Godinho l’a porté sur la scène luxembourgeoise.
Fábio Godinho ne souhaitait pas montrer un monde « trop loin du nôtre », « trop futuriste ». Et il a – effroyablement – réussi. Après le Covid et les restrictions sanitaires, Die Laborantin a comme un écho de réel. Les dialogues et les personnages, naturels, tout comme les mouvements du reste de la société, retransmis sur un écran au centre de la scène, rendent ce terrible système eugéniste presque plausible. On y voit un jeune homme qui, via un réseau social type Tinder, justifie sa mauvaise note génétique par son faible QI, un couple qui avorte après avoir eu connaissance de celle de leur enfant et qui retente donc pour un meilleur résultat, ou encore des files de personnes allant se faire stériliser… La pièce débute avec Bea, laborantine, jonchée sur le sol et entourée de flacons remplis de sang. Aaron, qui est encore un étranger pour elle, va l’aider à les ramasser et ils vont faire connaissance. Faire connaissance, c’est aussi donner cette fameuse « note ». « 7,1, révèle timidement la jeune femme. 8,9, affirme le jeune homme. Bien vite, les deux bienheureux se mettent ensemble. De son côté, Char, amie de Bea, apprend que sa note est de 2,2. Sous le choc, elle supplie celle-ci de falsifier les tests. La laborantine se laisse alors aller à la corruption, qui lui permet d’acheter une précieuse orange, une coûteuse robe de mariée puis une grande et belle maison… Elle ne dévoilera ce secret que plus tard à son mari, Aaron, qui lui ordonne d’arrêter immédiatement. Mais ce dernier en cache aussi un de taille : son génome est en réalité évalué à 2,2. Bea, alors enceinte de lui, le rejette avec colère. Ces trois personnages nous inspirent, tour à tour, de la pitié. Char, laissée à son triste sort. Bea aussi, qui, ayant eu un passé difficile, court après l’argent et la réussite avant d’être trahie par Aaron. Ce dernier, enfin, qui porte un lourd secret et qui criera, en vain « Mais je t’aime Bea ! Je t’aime ! » quand celle-ci le laissera tomber avec mépris.
Le quatrième personnage présent sur scène, David, chargé de l’entretien du labo, est plus excentrique. Son rôle de bon vivant est en décalage avec ce nouveau monde qui accorde peu de place au plaisir (et bien plus à l’optimisation de l’humain). La pièce vire au théâtre de l’absurde quand celui-ci plonge sur ce qui semble être un insecte (mais on ne saura jamais vraiment de quoi il s’agit) ou encore quand il raconte la transformation d’un jardin-terrain de jeux – malheureusement – transformé en potager et fond en larmes soudainement, en évoquant une erreur de plantation de légumes. Alors que tout le monde court après la santé et la performance, David aime boire, manger et fumer. Il serait également très bien noté, pourtant, il s’est décidé pour ce métier de Hausmeister. La place qu’il occupe, à l’opposé de ce à quoi il pourrait prétendre, est encore une preuve de son entière liberté. Un personnage absurde, drôle et... rassurant. Chacun à leur façon, les quatre protagonistes tentent ainsi de survivre dans cette société de castes qui décide du destin de chacun en fonction d’une simple analyse de sang. « Dans laquelle il n’y a plus de place pour l’originalité, l’individualisme ou l’erreur », écrit le metteur en scène. Selon lui, nous vivons actuellement déjà trop de situations semblables à celles de Die Laborantin. D’un réalisme troublant, à la fois drôle et touchante, la pièce a conquis le public du Théâtre des Capucins.
Jouée pour la première fois à Londres et nominée pour un Olivier Award, la plus haute distinction du théâtre britannique, la pièce a aussi fait partie des finalistes pour le Susan Smith Blackburn Prize. Dans sa deuxième pièce, Fair Play, Ella Road explore le dilemme entre la gloire et l’amitié à travers deux jeunes athlètes, devenues amies, devant s’affronter… Après un autre succès pour cette seconde pièce, elle serait « la jeune dramaturge la plus prometteuse de Grande-Bretagne », selon The Telegraph. Plaçant ses personnages dans des situations critiques, victimes d’un système qui les dépasse, Ella Road paraît, en effet, ne pas avoir fini de questionner nos valeurs et nos limites. Tout à la fin de la pièce, la laborantine, prête à « évaluer » son enfant se ravise finalement : « Non, pas de test, je veux encore m’occuper un peu de lui ». Une fin qui vise juste, qui montre que, non, et heureusement, l’humain ne peut être limité à son génome..
Die Laborantin sera jouée au Staatstheater de Mayence le 30 octobre ainsi que le 11 et le 20 novembre.