Carole Lorang et Bach-Lan Lê-Bà Thi adaptent le roman Leurs enfants après eux pour le théâtre

Chronique d’une région désenchantée

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2022

Dans le cadre d’Esch2022, le Escher Theater vient de proposer Leurs enfants après eux, saga théâtrale en quatre épisodes que le public a pu découvrir en deux soirées (intégrale ce 22 octobre). Nous revenons ici sur les deux premiers volets de ce spectacle. Carole Lorang, directrice du Escher Theater, et Bach-Lan Lê-Bà Thi, sa complice de longue date, se sont attelées à cette fresque romanesque, journal d’une adolescence délaissée, adaptée pour le théâtre en respectant la structure du roman du Lorrain Nicolas Mathieu, ses quatre parties, les quatre étés de son récit.

Leurs enfants après eux (Goncourt 2018) est à la fois une chronique politique et sociale, familiale et intime, ancrée dans les nineties et enracinée dans la région, personnage central. Le roman tricote les fils de la mémoire et ceux du futur alors que la Vallée de la Fensch essayait de survivre et de se réinventer, ses usines sidérurgiques ayant fait taire leurs hauts-fourneaux. Un livre étonnant, avec une langue précise et un parler cru et direct, qui parvient à dire le désœuvrement et les désillusions, le chômage et le manque de perspectives à Heillange (toute ressemblance n’est pas fortuite), à proximité du Luxembourg. Il y est question de labeur à l’usine et de corps éreintés, de grèves et de revendications, de migrations et de discriminations, d’injustices sociales et d’espoirs brisés, d’alcoolisme et de défonce, de négligence et de violence. Au détour des quartiers, on y croise toutes les classes sociales. Il y a ceux qui restent, ceux qui se tirent et ceux qui en rêvent, « moi un jour je foutrai le camp » dit Anthony.

Aux côtés de Carole Lorang et Bach-Lan Lê-Bà Thi, Eric Petitjean (qui incarne avec nuances Malek, le père de Hacine) a lui aussi retroussé ses manches. Le trio offre une efficace mise en scène et un bon casting à ce spectacle monumental à la croisée des disciplines (théâtre, cinéma, danse…) et des genres (récit d’initiation, polar, drame…). Sur scène, douze comédiens et encore plus de figurants donnent corps à un spectacle choral qui fait surgir d’amples tableaux collectifs (au bord du lac, à la fête, à l’enterrement…) et des scènes familiales ou plus intimes (comme lorsque Malek ou Hélène se raconte). Plusieurs scènes de jeu coexistent judicieusement sur le plateau et dialogues et monologues alternent avec les commentaires des personnages ou de voix off.

Le ton du spectacle est d’emblée donné avec l’apparition en ombres chinoises de deux adolescents, l’un pointant un revolver, avant que ne défilent des images d’archives (histoire en noir et blanc de la région). Été 92 : Anthony (Jules Puibaraud, convaincant), quatorze ans, traîne son ennui et ses désirs au bord du lac avec son cousin. Ils y rencontrent Clem et Stéphanie qui les invitent à une teuf. Pour s’y rendre, Antony empruntera la moto de son père, Patrick (excellent Joël Delsaut) en dépit de sa mère, Hélène (Valérie Bodson, très juste). Hacine (étonnant Mehdy Khachachi) et les gars de la ZUP seront eux aussi de la soirée « bourge » qui finira tragiquement avec le vol de la moto… Été 94 : Anthony bosse au lac. Après deux ans au bled, Hacine revient du Maroc avec la même rage et de la came. Les parents d’Anthony ont divorcé. L’enterrement de leur ami Luc Grandemange sera occasion pour tous de se retrouver pour la brioche au café de l’Usine. Malgré les airs de guinguette, un nouveau drame s’annonce…

Le plateau accueille un décor minimaliste mais impressionnant : échafaudage métallique qui évoque un haut-fourneau, longs bancs multifonctionnels et écran où défilent de belles images vidéo entre figuration et abstraction de Marc Scozzai alors que sur les « murs » de la grande scène se fixent d’autres images (immeubles HLM, coucher de soleil sur le lac, couleurs de la fête…). Comme la vidéo, la musique (avec créations sonores aux réminiscences industrielles) joue un rôle majeur avec ses emblématiques tubes des années 1990 (comme Smells Like Teen Spirit de Nirvana) qui nourrissent le récit. Quant à la danse, elle traverse le spectacle avec des scènes toutes filmiques (on pense notamment à West Side Story). La danse, c’est aussi le ballet des activités quotidiennes dans la cité et les performances de break-dance qui s’y jouent.

Ce spectacle détonant aux couleurs et rythmes pluriels parvient avec une belle énergie à rendre l’atmosphère de cette région en voie de désindustrialisation. Il dessine la violence larvée ou explosive qui habite chaque corps et sous-tend chaque relation, montre les problèmes d’hier pour mieux appréhender ceux d’aujourd’hui et dit l’urgence à agir pour donner des perspectives de vie dignes aux jeunes générations. À ne pas manquer !.

À voir le 22 octobre à 17h au Escher Theater. En tournée du 7 au 9 décembre au Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine.

Karine Sitarz
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