Le séminaire organisé ce lundi par Serge Allegrezza s’est joué sur un air quelque peu anachronique. Par son cadre, très eighties, au Centre Convict. Par son panel, exclusivement masculin et très largement grisonnant. Par son principal conférencier, Lionel Fontagné, dont le nom reste attaché au rapport remis en 2004 au ministre Jeannot Krecké. Par son sujet enfin : « découplages ressources-production », c’est-à-dire la vieille promesse d’une croissance « verte » ou « qualitative », grâce à une hausse de la productivité. Le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), n’a pas hésité à titiller la trentaine de technocrates qui composaient l’auditoire. Le monde aurait « radicalement changé » : « Nous ne vivons plus en 2004, ni en 2015 », a-t-il dit en référence à l’année de publication du Rapport Fontagné, respectivement à celle de la création du Conseil national de productivité que préside Allegrezza. « Quand je veux faire de la peine à Serge, je parle, en boutade, de ‘conseil national du productivisme’ », lança le ministre. Il a résumé le concept de « découplage » par la formule « méi mat manner », avant d’en inverser, par inadvertance, la traduction française : « Faire moins avec plus ».
Dissocier croissance économique et consommation des ressources, cela serait très bien, dit Fayot, mais « nous n’allons pas nous en sortir sans sobriété ». Citant le philosophe Bruno Latour, Fayot a évoqué « la crise de notre modernité » : « La seule croissance du PIB nous amène à des points de rupture. » Le ministre profitait de son passage au Centre Convict pour encenser « Luxembourg Stratégie », menée par la haute fonctionnaire Pascale Junker. (Serge Allegrezza s’était rapidement retiré de cette cellule prospective, qu’il avait pourtant lancée.) Le ministre s’est dit conscient que son allocution déviait du sujet du séminaire… « mais évidemment, je suis un peu électron libre ». La tension entre les positions du ministre et ceux de son chargé de la compétitivité (tous les deux LSAP) crevait les yeux.
Deux heures plus tard, alors que Fayot avait déjà quitté le séminaire, le directeur du Statec, Serge Allegrezza (qui cumule en outre la présidence de Post Group et de Luxtrust et siège comme administrateur chez SES) se désolait de ce que le concept de compétitivité aurait « complètement disparu du discours » : « Est-ce qu’on n’ose plus en parler ? Est-ce qu’on se sent trop mal à l’aise ? Est-ce que c’est indécent ? » Il avait aligné les chercheurs de Statec Research, son projet de prestige, pour sonder le « paradoxe » de la productivité luxembourgeoise : d’un côté, celle-ci serait tellement élevée « que les autres n’arriveront pas à nous rattraper », de l’autre, sa croissance plate poserait « à terme » des questions de « niveau de vie ».
Le Luxembourg connaît la plus haute productivité par salarié de l’OCDE, et ceci de très loin. Or, depuis la récession de 2018, les gains de productivité sont quasiment tombés à zéro. (Une estimation que les fonctionnaires patronaux mobilisent régulièrement dans leur argumentaire.) Même dix ans d’« ICT capital accumulation » n’auraient pas réussi à « nous sauver ». Les chercheurs n’ont pas vraiment pu expliquer cette stagnation. Il faudrait pousser les recherches, a estimé l’un d’eux, par exemple en analysant les « managerial skills ». Toujours est-il que mesurer de façon précise la productivité d’une économie de services, c’est un peu comme clouer du pudding sur un mur. A fortiori dans un très petit pays avec une très grande place financière. Et quels enseignements tirer de la productivité horaire d’un banquier privé, d’un gestionnaire de risques, d’un spécialiste en profit shifting ? Des questions conceptuelles qui ne furent pas abordées au cours du séminaire. De nombreux résultats présentés lors du séminaire relevaient de l’évidence. Sur un slide, on lisait ainsi que le Luxembourg aurait « un niveau élevé de productivité des ressources ». Sur le prochain, on apprenait que cela pourrait s’expliquer par « la structure de l’économie ». Une usine automobile est plus énergivore qu’un bureau de Big Four – qui l’eût crû ?
Dans la succession de consultants étrangers, censés donner une caution scientifique aux gouvernements, Lionel Fontagné se situe entre Jean Gandois (1983) et Jeremy Rifkin (2016). Son rapport de 2004 avait recommandé à la Tripartite de réduire le RMG et le salaire social minimum ainsi que de moduler l’index. (Ce qui avait fait de lui la bête noire des syndicats.) 18 ans plus tard, l’économiste parisien est de retour au Grand-Duché et prêche aux convertis : « La démondialisation n’est pas la solution ». Il a cité des sondages Eurobaromètre (datant de 2017) pour rappeler que 76 pour cent des Luxembourgeois estimaient « bénéficier » du commerce international (en moyenne européenne, ce taux est de soixante pour cent). Si tous les produits consommés en France y étaient produits, cela signifierait entre cent et 200 euros de dépenses supplémentaires par ménage et par mois. Les calculs de Fontagné sont d’une formidable abstraction : Si la France a perdu 14 600 emplois industriels par an entre 2001 et 2007, on constaterait une création nette mensuelle de 19 000 emplois dans le secteur privé en 2019. En fin de compte, tout finirait par se rééquilibrer. C’est presque lapidairement qu’il a évoqué les perdants de la mondialisation, concentrés dans certaines « zones d’emploi exposées » et qui risqueraient de provoquer des « conséquences politiques ». Face aux scores de Marine Le Pen en Lorraine et de Donald Trump dans la Rust Belt, l’analyse paraît expéditive. Il fallait attendre la discussion de panel pour qu’un intervenant avance qu’« on ne peut pas entièrement ignorer » les perdants de la mondialisation et qu’un autre rappelle que le Luxembourg « a profité de la détresse de la Lorraine, bassin d’emploi sinistré ».
Tout fraîchement nommé directeur de la SNCI, l’ancien manager chez McKinsey, Marc Niederkorn, a estimé que « nous avons énormément bénéficié du fait d’être un maillon du système financier mondialisé ». Dès lors, mieux vaudrait approcher le sujet de l’onshoring « avec beaucoup de nuances et beaucoup de circonspection ». Des « réactions extrêmes » risqueraient d’avoir « un impact disproportionnel sur le Luxembourg ». (Entendez par là : Il faut d’abord penser à la défense de la place financière, que Bettel avait désigné de « Lëtzebuerger Bifteck ».) Serge Allegrezza acquiesça : « La mondialisation a quand même beaucoup d’avantages, surtout pour un très petit pays. Je sais qu’il n’est plus tout à fait de mode d’en parler en termes positifs, mais il faut parfois rappeler des évidences. »
Productiviste dans l’âme, Allegrezza a toujours été un fervent partisan de la croissance. Soutenue en 2001, sa thèse en sciences de gestion portait déjà sur « les modes d’appropriation de l’innovation technologique ». « Ceux qui parlent de décroissance n’ont rien compris », a-t-il déclaré dans l’édition de juillet de Paperjam. C’est un peu tardivement que l’économiste tente de se mettre au diapason de l’urgence climatique. La transition écologique « krute mir op de Kapp geschloen », a-t-il expliqué samedi dernier sur RTL-Radio. « Nous vivons aujourd’hui ce que nous pensions pouvoir tranquillement préparer jusqu’en 2050. » Il faudrait associer le débat sur le climat à celui sur le financement de l’État : « Combien de croissance économique, de l’emploi et de la population voulons-nous nous permettre ? » Ce lundi matin au Centre Convict, le directeur du Statec a avoué que « probablement, on n’a pas encore trouvé le bon langage » : « Nous sentons que le terme de compétitivité ne touche plus aussi facilement. » Du coup, il préférerait parler de « compétitivité verte et inclusive ». Mais face à la campagne retentissante menée par Luxembourg Stratégie, ces nuances sémantiques restent inaudibles.
Présentés par Pascale Junker en octobre, les travaux de Luxembourg Stratégie sont fortement marqués par le malthusianisme. Les trois scénarios sont extrêmement bigarrés et confus, leur unique élément structurant est la démographie. Les deux scénarios de dépérissement écologique font dépasser le nombre d’habitants au-dessus du million, tandis que le scénario vaguement désirable table sur une stabilisation démographique à 770 000 habitants à l’horizon 2050. Lors de la présentation des scénarios, Pascale Junker soulignait « ne pas faire de politique ». C’est bien le problème : Car à quoi sert une cellule prospective si ce n’est à formuler des alternatives et à orienter les affaires de l’État, c’est-à-dire à faire de la politique ? Lancée ce vendredi, une « campagne de consultation publique » demandera au public, et surtout aux « jeunes générations », de se positionner par rapport aux « trois scénarios d’avenirs possibles ». En fait, on peut les lire comme trois essais de science-fiction, écrits dans la veine décliniste, une tradition littéraire qui va de Spengler à Houellebecq. « Il s’agit d’images, qui ne sont pas contrôlables », dit Junker, dans l’édition de décembre de Paperjam, à propos des scénarios. La prospective travaillerait « plutôt avec l’imaginaire et la créativité des gens ».
Alors qu’il lâche le mot d’ordre de « sobriété » à toutes les occasions, Fayot préfère ne pas trop le préciser. « Consommer moins mais de meilleure qualité », a été la définition avancée ce lundi. Le terme reste vague, ouvert à interprétation. Chacun l’entend comme il veut l’entendre, ce qui en fait le charme politique. Lors de la Tripartite d’octobre, les représentants patronaux se sont ainsi déclarés favorables à la « sobriété » qu’y avait évoqué le ministre de l’Économie. À leurs oreilles, le mot rimait avec modération salariale. Franz Fayot se situe dans un champ de tensions entre la décroissantiste Junker et le productivitste Allegrezza. Dans ses discours, le ministre suit la première ; dans la pratique, le second. Un découplage appliqué à la politique.
Si Fayot affiche sa rupture avec ses trois prédécesseurs socialistes, on attend toujours de voir les premières concrétisations de cette réorientation durable et circulaire. La première grande implantation industrielle annoncée sous son mandat est celle de Joskin, un fabricant de bennes agricoles et d’épandeurs de fumier. Le projet provoque d’ores et déjà le mécontentement du conseil échevinal eschois, qui aurait aimé voir s’installer des PME locales sur les cinq hectares de terrains promis au groupe belge. Au ministère, on n’aurait pas voulu entendre parler d’un tel « Handwierkerhaff », disait récemment le maire Georges Mischo (CSV) au Tageblatt : « Der hierfür im Ministerium zuständige Beamte hatte von Anfang an den Daumen auf dem Dossier, und es ist ein schwerer Daumen. » Faire changer de direction le tanker ministériel, orienté depuis des décennies sur un cap étroitement business-friendly, c’est peut-être beaucoup demander en deux ans et demi. En 2023, on pourra déjà juger si Franz Fayot, qui est plutôt un solitaire en politique, réussira à imprimer son empreinte écolo-socialiste au programme du LSAP.