Les similitudes biographiques entre les deux Vice-Premiers ministres, Dan Kersch (LSAP) et François Bausch (Déi Gréng), sont frappantes. Deux fils de sidérurgistes qui arrêtent le lycée pour travailler comme ouvriers aux CFL. (Plus tard, ils suivront des cours du soir et passeront leur bac.) Ados, ils entrent dans la jeunesse syndicale, se jettent corps et âme dans le militantisme d’extrême gauche, lisent les « classiques » du marxisme, puis entament une carrière politique qui les fera accéder, quinquagénaires, aux honneurs ministériels. Les deux se présentent comme Macher, des self-made men de la politique luxembourgeoise.
Dan Kersch est né en 1961 dans le microcosme communiste eschois. Son père, Gaston, était un militant fidèle du parti, ancien maquisard, président de la délégation sur Terres Rouges. Son frère, Guy, s’engageait également au KPL, avant de rejoindre Déi Lénk et de siéger au conseil communal. Dan Kersch n’a pas été baptisé, ses parents avaient la foi communiste. Avec Vera Spautz, André Roeltgen et Christian Kmiotek, il est de la génération du Escher Jugendhaus du début des années 1980. Une bande de potes militant pour un centre de jeunes autogéré, organisant des soirées de disco alternative et s’activant dans une Friddensbewegung, que le KPL tente de récupérer. Jeune ado, Kersch adhère à la Jeunesse communiste, où son habitus irrévérencieux le fait passer pour un « Sponti ».
À 28 ans, il rompt avec son histoire familiale. Le 25 mars 1990, Dan Kersch fait ses adieux au parti. Alors que l’URSS se désagrège, il monte sur l’estrade de la conférence nationale du KPL à Rumelange et déclare aux délégués qu’il ne croit plus à une réforme du parti. « Il y aura peut-être un peu plus de démocratie interne, mais fondamentalement peu changera », sera-t-il cité dans le Grénge Spoun. Que le jeune espoir du KPL soit si pressé de claquer la porte jette un premier froid sur les espoirs d’une refondation communiste. Kersch dit avoir pris sa décision dès l’été 1989, après une tournée avec les « Sportler fir de Fridden » à travers la RDA, la Pologne et l’URSS. À son retour, il ne se serait « plus fait d’illusions ».
Kersch finit par avoir raison. Le KPL se sclérosera, se mutant en reliquat vintage. Mais en 1990, cette histoire n’était pas encore écrite. Car huit mois après le départ de Dan Kersch, les réformateurs autour d’André Hoffmann prennent le contrôle du comité central et adoptent de nouveaux statuts. Dans le préambule, ils font une autocritique acerbe des « contradictions du mouvement communiste » : « Verselbständigung eines bürokratischen, autoritären Verwaltungsapparates », « Dogmatisierung des Marxismus-Leninismus », « rigide Strukturen ». La vieille garde stalinienne riposte en décembre 1993 et reprend le contrôle. Les réformateurs se voient exclus du comité central, la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek titre : « Renouveau irréversible ».
Dan Kersch était déjà ailleurs. « Le jour où j’ai quitté le KPL, je me suis juré de ne plus jamais me faire dicter ce que j’avais à penser ». Le lendemain de sa démission, il est approché par les dirigeants de la section eschoise du LSAP, qui tentent de le « recruter offensivement ». Il faudra une année à l’apatride politique avant qu’il se décide à adhérer. Ce passage a été favorisé par la proximité entre les sections locales du KPL et du LSAP, habituées à former des coalitions. Dans la Minettmetropol, le KPL était plus eurocommuniste et le LSAP moins anti-communiste que dans le reste du pays. Alors que la direction nationale du parti communiste (dominé par les Urbany, père et fils) restait politiquement isolée, et donc plus « puriste », la section eschoise avait accumulé une expérience de l’exercice du pouvoir, qui favorisait des tendances gestionnaires. Arthur Useldinger, maire KPL d’Esch en 1946-1949 puis en 1970-1978, aimait ainsi répéter à ses troupes que le parti devait d’abord prouver qu’il était capable d’administrer. Une prédilection pour la politique locale qui marquera également la carrière de Dan Kersch.
Alors qu’avoir été trotskiste ou maoïste dans sa jeunesse était considéré comme « chic » (même Jean-Claude Juncker finissant par se vanter d’un bref, et probablement apocryphe, flirt avec la LCR), un passé communiste passait moins bien. Les anciens ennemis étaient relégués parmi les perdants de l’Histoire. Dan Kersch dit avoir rencontré une certaine appréhension parmi ses nouveaux camarades socialistes. « Tous n’étaient pas enthousiasmés par mon arrivée, et on me l’a fait ressentir. Je n’étais pas everybody’s darling. Sporadiquement, on me peignait comme un encarté du KPL tentant d’infiltrer le LSAP. D’autres voyaient en moi une concurrence pour leur siège au conseil communal. C’est pour cela que mon nom n’a pas été retenu pour les listes des élections communales. » Peu après, Dan Kersch quitte sa ville natale et construit une maison à Mondercange, une bourgade tranquille et classe moyenne, voisine d’Esch.
La carrière politique de Dan Kersch est étroitement liée à celle de Lucien Lux. Les deux anciens cheminots se sont rencontrés une première fois en 1979 dans la section des jeunes de l’OGBL, le secrétaire central Lux étant censé encadrer le contestataire Kersch. Quand Lucien Lux conquiert Bettembourg en 1988, il place Kersch à la tête du « Service Écologie » nouvellement créé. (Il avait déjà travaillé dans un service similaire à Esch.) En 2002, Lux est nommé secrétaire général du LSAP. Kersch le suivra comme « secrétaire d’organisation », une sorte de sherpa. Il s’installe au cœur de l’appareil du parti, dont il devient salarié, et s’y familiarise avec les rouages et réseaux internes.
En 2004, Kersch se présente aux élections législatives, et finit avant-avant dernier. « Ce n’était pas une bonne constellation, dit-il aujourd’hui. J’ai été mis sur la liste contre mon gré. Car organiser une campagne tout en étant candidat, cela entraîne des conflits auxquels j’aurais préféré renoncer. » À part trois semaines en 2013, Dan Kersch n’aura jamais siégé à la Chambre des députés. Ce qui lui a finalement permis d’éviter les rigueurs du « Fraktiounszwang » qui avait brisé la carrière nationale de son amie Vera Spautz.
Mais à peine une année après son score humiliant aux législatives, Kersch fait un come-back remarqué en conquérant la mairie de Mondercange, jusque-là fermement tenue par le CSV. Dorénavant, il se construira par la politique communale, au point de prendre, en 2009, la présidence du Syvicol. Une « Ochsentour » ? Au contraire, répond-il, la politique communale serait le niveau où la participation démocratique fonctionnerait le mieux. Cette conviction, il l’aurait acquise auprès de « Hoffmanns Änder », dit-il, en référence à l’ancien député et échevin des Affaires sociales (KPL puis Déi Lénk) d’Esch.
Aux congrès nationaux de 2010 et 2011, Dan Kersch réapparaît en tant que chef de file des « Lénkssozialisten » et menace un moment la stabilité gouvernementale. Alors que le gouvernement CSV-LSAP tente de boucler ses « Spuerpäk » et que la Tripartite implose, Kersch reproche aux camarades ministres de reprendre des « éléments d’une politique anti-salariale dictée par Sarkozy et Merkel ». Indignés, les notables socialistes l’accusent d’« enfreindre toutes les règles de la solidarité » et de vouloir « faire carrière contre son propre parti », avant de lui proposer un siège au Conseil d’État que l’intéressé accepte en 2011. Dans leur essence, les interventions tenues alors par Kersch tournent autour du même noyau programmatique : Le LSAP doit honorer les liens qui l’unissent à son syndicat « allié ». L’éternel retour du problème des relations entre parti et syndicat, qui divise la gauche depuis 1921.
En juillet 2013, en pleine crise institutionnelle et alors que les élections anticipées se profilent, le socialiste de gauche Dan Kersch se place dans le camp d’Etienne Schneider, le social-démocrate libéral. Tandis que Lucien Lux venait de publiquement décréter que Jean Asselborn était le Spëtzekandidat, le maire de Mondercange rappelle sur RTL-Télé que ce serait au congrès du parti d’en décider. Six mois plus tard, Dan Kersch est assermenté au Palais grand-ducal comme ministre de l’Intérieur et de la Fonction publique. Il portait, ce jour-là, une cravate rouge.
Kersch se décrit lui-même comme « déckkäppeg », et son style politique peut être ressenti comme brutal, comme s’il devait constamment établir et affirmer un rapport de force. Au sein de la coalition, il est redouté pour ses manœuvres tactiques et ses prises de bec. Or, dans ses ressorts, il est réputé un négociateur ferme mais fiable. Ses vis-à-vis le décrivent comme un bûcheur de dossiers, désireux de dégager des compromis. Il réussit ainsi à faire aboutir les dossiers, aussi techniques qu’épineux, de la fusion des services de secours ou de la réforme des finances communales. C’est également Dan Kersch qui trouve un accord avec Erny Gillen, le « change manager » épiscopal, sur le financement des fabriques de l’Église, prouvant que la menace d’un référendum était plus efficace que sa mise en exécution. Interrogé sur la « méthode Kersch », le ministre explique qu’il tenterait de « comprendre l’autre côté » et de dégager des arguments qui aideront ses partenaires de négociation à convaincre leur base.
C’est à l’heure du grand confinement de mars-avril 2020, que Kersch se révèle l’homme de la situation, nationalisant les salaires de quelque 15 000 entreprises et débloquant des centaines de millions d’euros en un temps record. Il aura suffi d’un « post » polémique sur Facebook pourfendant les « riches avocats » et « patrons » souriant à bord de leur Ferrari, pour que le ministre se retrouve reconfiné dans le rôle de l’incorrigible lutteur de classes, un incident que Kersch n’a toujours pas entièrement digéré. Pourtant, en octobre dernier, l’ancien président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), Nicolas Buck, faisait un panégyrique du ministre du Travail. Dans une interview accordée au Land, le patron des patrons décrivait l’ex-communiste comme « un vrai ministre, un vrai chef […] décisif durant la crise ». C’est assez ironique que Kersch s’entende bien avec le bourgeois désinvolte Nicolas Buck pour finir par se fâcher avec Michel Reckinger, son voisin d’enfance (dont les grands-parents louaient aux parents de Kersch), qui a repris la tête de l’UEL.
Par moments, le Vice-Premier ministre dévoile une mentalité clanique, où l’exigence de loyauté et la peur de la trahison règnent en maître. Il est ainsi entré au ministère du Travail comme on entre dans un pays conquis, plaçant ses proches du LSAP et de Mondercange aux postes-clefs. Dan Kersch justifie sa politique des nominations par « un certain nombre de départs » et par « l’absence d’un organigramme et d’une répartition des responsabilités claires » à son arrivée au sein du ministère. Pas exactement un hommage à son prédécesseur, l’actuel commissaire européen Nicolas Schmit (LSAP). Mais Kersch avait également l’intelligence de s’adjoindre la haute fonctionnaire Paulette Lenert au ministère de la Fonction publique. Il l’aurait promue coordinatrice générale après qu’un autre haut fonctionnaire, installé de plus longue date, l’aurait « einfach eng Kéier hannergaangen ».
L’ascension au poste de Vice-Premier ministre en février 2020 doit finalement beaucoup à la faiblesse en personnel du LSAP. Pour remplacer Etienne Schneider, il fallait un technicien du pouvoir, n’ayant pas peur de confronter les partenaires de coalition. Taina Bofferding apparaissait comme trop inexpérimentée, Romain Schneider comme trop discret, Paulette Lenert comme trop novice. Quant à Jean Asselborn, il s’est plus ou moins retiré de la politique nationale. L’horreur du vide propulse Kersch au centre du jeu politique. Or, sur les grandes questions systémiques, il reste peu audible. Que ce soit sur l’urgence climatique, la manne offshore, la crise du logement ou l’aménagement du territoire, le Vice-Premier ministre n’a jusqu’ici pas fait de grandes sorties programmatiques. Son discours reste largement défensif, et retrace les « lignes rouges » syndicales.