Dans la capitale indienne, la température n’est pas descendue au-dessous de 35,2 degrés Celsius la nuit du 18 au 19 juin dernier. C’est la plus haute température minimale nocturne enregistrée à Delhi depuis quatorze ans, et un record absolu pour le mois de juin depuis que les premières stations de mesurage ont été installées dans la ville, en 1902. Le jour, le thermomètre a dépassé les quarante degrés et frisé par moments les cinquante le mois dernier dans la mégalopole de près de 17 millions d’habitants, considérée comme une des plus polluées au monde, alors qu’une implacable vague de chaleur s’abattait sur le nord du sous-continent depuis la mi-mai.
À l’hôpital Ram Manohar Lohia, à Delhi, une unité spéciale a été mise en place à la hâte pour venir en aide aux personnes victimes de coups de chaleur, rapporte le Guardian. Un tuyau particulièrement large remplit une baignoire en deux minutes tandis que le responsable des urgences, Amlendu Yadav, la remplit de glace. La voilà prête à recevoir le prochain patient. Tout est question de vitesse, explique le Dr. Yadav. Les personnes terrassées par la chaleur qui arrivent à l’hôpital doivent pouvoir être trempées dans la baignoire dès leur arrivée pour qu’elles aient une chance de survivre. « Il est impératif de vite faire baisser la température, et c’est la manière la plus rapide de le faire. C’est pourquoi le tuyau est si large, afin que la baignoire de 250 litres se remplisse rapidement, et pourquoi la machine à glaçons peut produire cinquante kilos de glace », précise l’urgentiste. L’hôpital a reçu plus de cinquante victimes de coups de chaleur en une semaine. Si la capitale a recensé 275 morts dues à cette canicule, il est acquis que celle-ci a fait bien davantage de victimes, étant donné qu’elle frappe en premier lieu des personnes indigentes travaillant à l’extérieur et que ni les proches ni les médecins n’identifient la chaleur extrême comme la cause de leur décès. Selon le quotidien Economic Times, l’épisode caniculaire a pu causer jusqu’à 448 morts.
Un épisode pluvieux allait momentanément interrompre cette canicule, ramenant la température à quelque 37 degrés. Mais nous ne sommes qu’en juillet, et de nouvelles vagues de températures extrêmes sont inéluctables cet été. Le nord de l’Inde a été identifié depuis quelque temps comme particulièrement vulnérable aux impacts de la crise climatique. Dans son livre de politique-fiction The Ministry for the Future, paru en 2020 (d’Land du 27 août 2021), Stanley Kim Robinson commence son récit par une description en forme de coup de poing : Une vague extrême de chaleur qui frappe cette région dans la deuxième moitié de cette décennie. Lorsque les réseaux d’électricité s’effondrent et que les réserves de combustible sont épuisées, et que donc la climatisation ne fonctionne plus pour personne, confrontés à des températures et à des taux d’humidité de l’air durablement élevés, les gens commencent à mourir en masse. Dans une ville de l’Uttar Pradesh, les habitants se réfugient dans un étang et y meurent, ni l’eau dans laquelle ils baignent, ni leur transpiration n’étant plus capables de ramener la température de leur corps à un niveau soutenable. Robinson, qui suggère que cette vague de chaleur aura causé des dizaines de millions de morts, raconte la commotion qu’elle provoque en Inde, contribuant à ce que son gouvernement décide de bricoler, unilatéralement, un programme de géo-ingénierie faisant appel à de vieux Iliouchine qui disséminent des aérosols dans l’atmosphère. Dans le roman de Robinson, cette hécatombe, qui dépasse tout ce que l’humanité avait connu jusque-là, va contribuer à ce que le monde commence enfin à prendre au sérieux la crise climatique et mette en place la taskforce qui donne son nom au livre.
Ce n’est pas que le nord de l’Inde qui est particulièrement exposé : des pans entiers de l’Arabie saoudite, de l’Irak, de l’Iran, du Pakistan, du Bangladesh, de l’ouest de la Chine sont logés à la même enseigne, c’est-à-dire qu’ils sont particulièrement menacés, selon les climatologues, de canicules et de sécheresses prolongées, ainsi que des désastres agricoles et socio-économiques qui en découlent.
Le hadj de cette année a été particulièrement meurtrier, avec quelque 1 300 morts selon un bilan diffusé par l’agence saoudite SPA. La moitié d’entre eux seraient originaires d’Égypte. Sur 658 morts provenant de ce pays, 630 auraient été des pèlerins non déclarés, qui parcourent de longues distances sous le soleil sans protection ni accompagnement. Ces dernières années, le calendrier musulman a placé le hadj, ce pèlerinage sur les lieux saints de l’Islam que chaque musulman croyant est censé effectuer au moins une fois dans sa vie, dans la saison chaude. La Mecque a déjà connu un pic de 51,8 degrés cette année. Les victimes sont souvent des pèlerins pauvres découragés par les prix élevés demandés par les agences officielles.
En matière d’alimentation, un avant-goût des catastrophes à venir nous est fourni ces jours-ci en Inde, où une réduction de vingt pour cent du volume des pluies de la mousson par rapport à la normale menace les rendements des cultures de riz, de coton, de soja et de canne à sucre. Dans le Bengale, qui recouvre l’ouest de l’Inde et le sud du Bangladesh, la conjonction de la chaleur, du manque de pluie et des interruptions du trafic ferroviaire a causé une hausse brutale des prix des légumes, de l’ordre de trente à cinquante pour cent, certains bondissant de 80 pour cent. Dans le Henan, qu’on appelle le grenier de la Chine, où les fermiers ont dû lutter l’an dernier avec des pluies torrentielles, c’est un manque d’eau « féroce » qui menace leurs récoltes cette année. « Le sol est si dur à cause de la sécheresse, on peut à peine le creuser ; quand on le fait, il s’effrite comme de la poudre », rapporte un fermier de Xinyang interrogé par le magazine en ligne Sixth Tone. D’autres régions de la Chine sont sujettes à des inondations qui causent des dégâts considérables, chiffrés, pour la seule province de Fujian, à 225 millions de dollars.
En Turquie, 80 000 hectares de cultures ont été endommagés par une combinaison de chaleur extrême, de grêles et de pluies intenses, Hürriyet s’attendant à une hausse significative du prix des fruits et légumes, en particulier des raisins, tomates, concombres et poivrons. Dans la région de Manisa, un viticulteur dit s’attendre à une baisse drastique des rendements, qui devraient selon lui passer d’un niveau normal de 600 à 700 kg par hectare à 150 à 200 kg. Dans la région d’Antalya, la chaleur est si intense que ni les ouvriers agricoles ne peuvent travailler, ni les plantes produire du pollen, ni les abeilles polliniser. Une grande partie des quelque 5 500 hectares de serres autour de la ville, déjà fortement endommagées par de la grêle et des pluies torrentielles au printemps, sont pratiquement à l’arrêt.
Ce n’est pas que les pays occidentaux soient épargnés. Ainsi, une grande partie des États-Unis a vécu une canicule qui a concerné quelque cent millions de personnes le mois dernier, avec un dôme de chaleur qui a éreinté les villes de la côte est pour ensuite se déplacer vers la côte ouest, avec des températures supérieures d’environ quinze degrés aux normales saisonnières (38 degrés à Baltimore et Philadelphie fin juin, avec des pics d’humidité simultanés). Une tendance appelée à se poursuivre en juillet selon les météorologues. Alors que la saison des incendies et des ouragans commence, d’autres régions sont confrontées à des inondations significatives : c’est le cas du nord-ouest de l’Iowa, où 21 comtés sont concernés, du sud du Minnesota et du sud-est du Dakota.
Durant les étés de l’hémisphère nord, les extrêmes météorologiques causés directement par notre addiction aux énergies fossiles forment désormais la toile de fond de nos vies. Même s’ils se font sentir aussi dans les pays occidentaux, leurs impacts touchent en premier lieu dans leur chair les plus pauvres, du fait de la précarité de leurs abris et de leurs modes de subsistance, de l’inexistence de solutions de repli, du manque de réserves monétaires. L’absence de climatisation peut facilement rendre mortels les pics de température accompagnés d’un taux d’humidité élevée. Le dénuement a pour conséquence une précarité absolue face aux variations des prix des aliments de base. La fragilité des abris face aux inondations ou aux vents extrêmes risque de transformer en très peu de temps des familles établies depuis des générations dans une économie de subsistance en migrants désespérés. Dans les analyses des assureurs et réassureurs, leurs souffrances disparaissent parce que les montants en jeu sont dérisoires par rapport aux dommages subis par les habitants plus fortunés de cette planète. Il est d’autant plus tentant, pour ceux qui vivent dans les pays industrialisés, d’ignorer cette injustice qu’elle est profondément ancrée tant dans notre passé colonial que dans notre aveuglement collectif nimbé d’hydrocarbures. Une situation d’autant plus révoltante, faut-il le rappeler, que les populations les plus démunies du Sud sont celles qui ont le moins contribué aux émissions de gaz à effet de serre dont elles subissent les conséquences.
Dans les pays occidentaux, les plus mal intentionnés, à l’extrême-droite et parfois aussi à droite, abonnés au déni, pensent pouvoir, de manière perverse, tirer un avantage politique des politiques de l’autruche qu’ils préconisent à l’égard de la menace climatique. Pour ces hérauts du nationalisme et de l’intolérance, leur stratégie consistant à alimenter le réchauffement revient en effet à encourager les migrations de désespoir, et donc à entretenir leur fonds de commerce politique (à l’exact opposé de leur objectif affiché de les endiguer). Au centre et à gauche, ce sont plutôt la surdité, la myopie et le silence qui prédominent : ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire est devenu pour beaucoup la recette miracle face à l’extension de la polycrise et à l’aggravation des souffrances et des inégalités qui en résulte. Les habitants des « shanties » de Delhi qui essaient de dormir dans leurs masures lorsque le mercure approche la température de leur corps sont les victimes directes de notre somnambulisme.