Ces dernières années, les habitudes des Allemands en matière de mobilité ont été bousculées d’abord par la pandémie et les confinements, puis par le renchérissement du combustible qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’adoption à grande échelle du télétravail et la promotion des transports en commun à l’aide du « 9-Euro-Ticket » allaient-elles enfin impulser outre-Moselle la « Verkehrswende » tant attendue ? Cinq vagues de l’étude MobiCor menée par des sociologues du WZB (Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung) et d’Infas (Institut für angewandte Sozialwissenschaft) sur les comportements des Allemands en matière de mobilité, menées entre 2020 et 2024, dressent un tableau détaillé des évolutions enregistrées au cours de cette période. Au final, les disruptions causées par la pandémie et la flambée du prix des carburants ont fait bouger les lignes à la marge, mais elles ont surtout révélé de potentielles trajectoires vers davantage de mobilité douce.
Si le nombre de kilomètres parcourus en voiture a diminué, le statut de la voiture individuelle comme moyen de transport privilégié des Allemands s’est affirmé, résume Andreas Knie, l’auteur principal de l’étude. L’automobile a tout juste maintenu ses parts dans le nombre de trajets effectués et les a augmentées pour ce qui est du nombre de kilomètres parcourus. Les zones urbaines et rurales ont divergé, avec une hausse marquée de mobilité douce dans les grandes conurbations telles que Berlin, où la voiture a perdu sa place de leader, mais la place de la voiture s’est plutôt renforcée à la campagne. L’étude note cependant, en chiffres absolus et à l’échelle de l’Allemagne, une baisse du nombre de trajets domicile-travail, qu’elle met sur le compte d’une flexibilisation du travail tant pour ce qui est du lieu que des horaires. Une évolution qui a eu pour conséquence de sensiblement réduire le nombre des navettes longues.
Autre bonne nouvelle : la progression de la marche. Reflet de la crainte d’une infection dans les transports en commun, cette tendance a permis à la mobilité active (marche à pied et vélo) de dépasser par moments les transports collectifs de proximité, tant pour ce qui est du nombre de trajets que des kilomètres parcourus.
La place du vélo a également progressé, mais la dernière vague de l’étude constate pour la première fois une stagnation à l’échelle de l’Allemagne. Sans surprise, c’est là où les infrastructures favorisent son utilisation que le vélo a fortement gagné des parts. C’est le cas surtout dans des villes moyennes. Ainsi, à Leipzig ou à Brême, il est devenu le principal moyen de déplacement en nombre de trajets. Mais faute d’un développement plus volontaire de chemins cyclables sûrs, l’Allemagne a manifestement atteint un plafond en la matière – une considération qui vaut aussi pour la marche à pied. Dans les villes, la réponse est toute trouvée : pour dégager de l’espace pour ces infrastructures tout en limitant l’attractivité des déplacements en voitures, il faut ponctionner des places de stationnement.
Le grand perdant sont les transports publics, avec, en 2024, des chiffres de fréquentation loin en-deçà des attentes. « En particulier, dans les zones rurales, le bus et le rail n’ont guère plus d’usagers », résume Knie. Un peu comme si la pandémie avait infligé le premier coup et que la timidité des mesures prises par le gouvernement en 2022 face au renchérissement des carburants – le 9-Euro-Ticket, valable pour les courtes distances, n’est resté en vigueur que trois mois – le coup de grâce. Certes, cette mesure avait montré que pour peu que les conditions soient réunies, les Allemands pouvaient retrouver le chemin des quais et arrêts. 58 millions de ces tickets avaient été vendus, y compris à des personnes aisées qui y avaient recouru comme cette « réserve de mobilité » qu’on aime avoir en poche.
Depuis, après d’âpres disputes entre gouvernement fédéral et Länder, c’est un forfait mensuel à 49 euros qui est proposé (pour les transports locaux et régionaux, valable dans toute l’Allemagne), mais il est loin d’obtenir un effet comparable, et ce d’autant plus que les Allemands doutent qu’il restera à ce prix. Jugé trop cher par les personnes interrogées, et même s’il divise par deux le coût typique d’un forfait mensuel, le « Deutschlandticket » n’a été vendu qu’un million de fois et n’a pas induit de tendance mesurable à changer de moyen de transport, selon MobiCor.
Le meilleur levier pour détourner les Allemands de leur indéfectible attachement à la voiture individuelle est d’accentuer la flexibilité en matière de travail, en permettant aux salariés de travailler plus près de chez eux et à des horaires qui réduisent la dépendance à l’égard de l’automobile. C’est le cas aujourd’hui pour un quart des salariés pour une durée moyenne de deux journées et demie qui ne sont pas passées sur le lieu de travail, a constaté MobiCor. Andreas Knie estime que c’est le ministère du Travail qui, s’il instituait un droit au télétravail, serait aujourd’hui le mieux placé pour faire avancer la contribution de la mobilité aux efforts de décarbonation. Un autre levier important est le bouclier fiscal sur les voitures de service, qu’il conviendrait de supprimer ou du moins de restreindre aux voitures purement électriques.
Malgré ces résultats mitigés, les auteurs de MobiCor se veulent optimistes : tant les déclarations des personnes interrogées (1 500) que les comportements effectifs en matière de mobilité montrent que l’idée d’un changement d’habitudes en réponse à la crise climatique est généralement acceptée et qu’une politique ambitieuse de décarbonation de la mobilité trouverait un écho positif même dans l’« Autoland » qu’est l’Allemagne.