Mardi, le ministre de l’Économie Fayot (LSAP) reçoit le Land dans la salle de réunion très eighties, au douzième étage du ministère boulevard Royal, où trônent quelques cadeaux reçus lors de visites officielles, des vestiges des diversifications opérées ces dernières décennies : une maquette de tanker liée au pavillon maritime ou un satellite miniature en hommage à la lubie spatiale de l’ancien locataire… C’est en tout cas ce qu’il reste. « Etienne a tout embarqué », sourit l’un de ses anciens collaborateurs quelques secondes avant l’arrivée dans la pièce du ministre Fayot, au sortir d’une visioconférence avec la fraction LSAP pour expliquer les mesures annoncées mercredi et détaillées ce vendredi.
Land : Monsieur Fayot, voilà cent jours que vous dirigez le ministère de l’Économie. Comment jugez-vous votre entrée en jeu dans le gouvernement ?
Franz Fayot : J’ai eu à peu près trente jours de normalité. 70 de folie. C’est une époque extraordinaire conjuguée à la nouveauté de la fonction dans laquelle je me suis investi pleinement. Nous vivons une crise économique absolument disruptive, qui remet en question nos modes de vie. C’est une période très laborieuse à laquelle je me consacre avec beaucoup de détermination.
Ne peut-on pas parler d’un retard à l’allumage au ministère de l’Économie et, dans l’ensemble, du gouvernement vis-à-vis de la gravité de la crise ? On pense notamment à votre déplacement début mars en Italie avec le ministre des Finances alors que le pays se confinait.
Je ne crois pas qu’on ait accusé un retard à l’allumage. Au premier conseil des ministres européens auquel j’ai assisté fin février, il y avait un point Covid-19 à l’ordre du jour. Ce n’était pas le sujet dominant. L’Italie était le seul pays vraiment touché en Europe. Cela ne laissait pas encore présager que ça allait s’étendre et se diffuser à cette vitesse. Quand ça s’est produit, à partir de la première semaine de mars, le gouvernement s’est mobilisé très rapidement.
Vous étiez en autoquarantaine à ce moment précis. Cela n’a -t-il pas compliqué votre prise de fonction ?
Je me suis mis en quarantaine après avoir participé à une réunion où siégeait l’une des premières personnes infectées par le virus à Luxembourg. C’était la phase où on ne devait rester plus que cinq jours en isolement. J’ai tout fait en télétravail. J’ai assisté au conseil de gouvernement depuis mon home office. J’étais en contact constant avec mes équipes. Je pense que cela n’a pas gêné mon travail. Pour revenir à la question du retard d’allumage. Justement, après la déclaration d’état de crise, le 18 mars, nous avons pris l’initiative au ministère d’entamer les travaux sur le premier package de stabilisation. C’est venu d’ici. Évidemment en collaboration avec le ministère des Finances et le ministère des Classes moyennes, mais cet élan collaboratif a trouvé son origine au ministère de l’Économie. On a très vite ficelé un paquet de mesures qui a été annoncé le 25 mars.
On entend que Lex Delles (DP) et vous-même avez bataillé auprès de Pierre Gramegna (DP) pour obtenir davantage de moyens pour les aides et que le ministre des Finances rechignait à dépenser plus et que, du coup, le résultat serait inférieur à vos attentes.
Je ne connais pas cette rumeur et je dois dire qu’elle n’est pas fondée. La première chose qu’on a faite c’est d’ouvrir assez grand le chômage partiel. On a stabilisé la situation. On a réussi à sauvegarder les emplois, à donner aux entreprises les moyens de mettre de manière très large leur salariés en chômage partiel. Cette mesure coute énormément d’argent. Nous en sommes à 650 millions d’euros à peu près.
Le prix de deux satellites donc…
Si on veut le calculer comme ça, oui on peut le dire (il sourit, ndlr). Le ministère des Finances a compris que ce n’était pas le moment de faire des économies, mais d’ouvrir assez grand les vannes pour sauvegarder l’emploi. C’est l’instrument de prédilection pour le Luxembourg, inventé pendant la crise sidérurgique des années 1970. Il n’a jamais connu une utilisation aussi large et il est accompagné en parallèle d’une panoplie d’avances. Donc non, il n’y a pas eu de volonté d’austérité.
On entend quand même, vous ne l’ignorez pas, un certain mécontentement, émanant des PME et des indépendants. S’il est vrai que ces agents dépendent d’abord du ministère des Classes moyennes… que leur dites-vous ?
Les Classes moyennes sont une direction du ministère de l’Économie. Lex Delles est en charge de toutes ces entreprises, qui sont les plus vulnérables, comme l’horesca, qui vont reprendre le travail en dernier lieu. Mais il est vrai que c’est une question pour l’économie en général. Je leur dis donc que je les comprends. Je comprends leur stress. Je comprends leur souffrance. Je circule dans la ville. Je connais des restaurateurs, des gens qui ont des bars, dans mon quartier, en ville, mais aussi ailleurs. Je sais que c’est une période terrifiante. Je comprends aussi l’impatience de beaucoup de ces entrepreneurs. Néanmoins je pense qu’il faut dire qu’on a un paquet de mesures qui est complet. Qui comprend quelque chose pour tous, entre les avances remboursables, les étalements de paiements d’impôts ou cotisations, et les aides directes. Les mesures ont été adaptées pour répondre à ces appels à l’aide. Et elles continuent de l’être.
Sur les réseaux sociaux, vous affichez vos visites dans les entreprises. Est-ce pour montrer que vous êtes à leur contact ? On se rappelle du nouvel an de la Fedil en janvier et des craintes que le nouveau ministre de l’Économie soit moins entrepreneur que son prédécesseur Etienne Schneider, acclamé ce soir-là.
Oui, il y a de ça. Puis beaucoup plus simplement, le fait d’aller sur le terrain, de prendre connaissance des problèmes actuels liés au Covid-19. Puis aussi d’apprendre à connaître les entrepreneurs, les chefs d’entreprises… voir aussi les conditions de travail, les soucis des salariés sur place. D’avoir un feeling et un sentiment pour ce public. Ce n’est pas un coup de PR (public relations, ndlr). En ces temps de crise, on fait d’une part la gestion des mesures au ministère, de l’autre, il est très important d’aller sur le terrain, de juger des difficultés et d’évaluer le fonctionnement des mesures. Si elles sont utilisées ou si au contraire on doit les améliorer. Je fais ces visites deux trois fois par semaine selon les possibilités. J’utilise ce temps pour me familiariser avec le tissu économique luxembourgeois.
Vous parliez d’un plan de relance de l’économie. À quoi pensez-vous ? Faut-il le lier à l’annonce d’un plan de relance européen par l’Allemagne et la France ou est-ce à envisager au niveau national ?
Les deux. La dimension européenne est primordiale. Il faut apporter une réponse européenne à une crise mondiale, avec un plan d’investissement extrêmement ambitieux. Dans ce contexte, je salue l’initiative franco-allemande. L’Allemagne a fait un long chemin pour arriver à accepter une dette commune de cinq cent milliards. Je pense que l’Europe a une chance unique, comme le font les économies d’après-guerre, d’investir dans une transition durable. Au niveau national, nous avons le plan en matière d’énergie et de climat. Nous dessinons d’autres perspectives avec un soutien à l’investissement pour une production industrielle avec des énergies renouvelables, le recours au digital à tous les niveaux, etc.
On entend régulièrement que votre image d’intello bobo colle mal avec le « socialisme de conviction » auquel vous vouez appartenance. N’avez-vous pas l’occasion, avec la refonte de l’accord de coalition envisagée, de revenir davantage vers vos idéaux ?
Je pense que quand on fait de la politique, peut-être surtout au Luxembourg, quand on accepte une responsabilité gouvernementale, on sait qu’on opère dans un certain cadre, en l’espèce l’accord gouvernemental, auquel j’ai contribué dans des groupes de travail quand ça a été négocié (en 2018, ndlr). Est-ce qu’il couvre une à une ses propres convictions politiques, ses convictions de socialiste ? Sans doute pas, mais il faut faire la part des choses. Ce n’est pas toujours très sexy à dire, mais au-delà de la théorie pure, l’action politique permet d’améliorer la vie des gens.
Il vaut mieux faire partie de l’équipe…
Oui, mais pas faire partie de l’équipe pour faire partie de l’équipe. On peut accomplir des choses en tant que ministre socialiste qui améliorent la vie des gens qui travaillent, qui vont dans le sens d’une économie plus équitable, c’est un équilibre qu’il faut trouver.
Et l’accord de coalition sera revu ou pas ?
L’accord de coalition sera probablement revu. Pas sur l’ensemble, mais sur un certain nombre de choses. Il faut constater, et c’est un constat tout bête, que la marge de manœuvre budgétaire ne sera plus la même qu’avant la crise.
Oui, mais l’ambition sera peut-être aussi plus grande ?
L’ambition sera grande de gérer au mieux cette crise sur les prochaines années… pour sortir de la crise sanitaire, mais aussi pour limiter la casse, voire parvenir à une relance économique assez rapidement. Faire en sorte que les gens gardent leur travail ou retrouvent du travail.
Mais pour y parvenir, y aura-t-il la patte Franz Fayot ? On pense notamment aux mesures fiscales que vous préconisiez avant d’entrer au gouvernement… impôt sur la fortune, impôt sur l’héritage… la réouverture ces dossiers est-elle envisagée à l’aune de la réforme fiscale programmée cette année ?
Elle ne l’était pas lors des dernières discussions précédant la crise Covid-19. Et je dois vous dire très franchement que ça m’étonnerait qu’elles s’y retrouvent. La constellation politique ne permet pas qu’on puisse l’envisager. Ceci dit, il faut voir qu’un peu partout les budgets se trouveront resserrés. Il va falloir rembourser une dette, financer les investissements des États…
L’impôt n’est pas qu’une posture idéologique, c’est aussi une manière de gagner de l’argent…
Ce n’est certainement pas qu’une posture idéologique, mais il faut discuter de tout cela au sein de la coalition, voir ce qui est faisable et réaliste.
Y-a-t-il des lignes rouges que vous ne voulez pas franchir ou des objectifs à atteindre ?
Je ne vois pas vraiment de ligne rouge. Ce qu’il faudra à tout prix éviter c’est l’austérité et de trop s’empresser à rembourser cette nouvelle dette. Ce ne serait pas bon pour la relance du pays. Puis il faudra mener une discussion sur la manière de rembourser cette dette. Ce qui serait très difficilement acceptable pour nous et mon parti, c’est qu’on augmente l’imposition sur le facteur travail et qu’on relève l’impôt au niveau des salaires de la classe moyenne et plus bas.
Et une augmentation de la TVA ?
Je crois qu’il faut avoir une discussion ouverte sur ces choses. On a augmenté la TVA pour financer le paquet d’avenir. La TVA est toujours un impôt injuste, surtout si on l’augmente de manière indifférenciée. Il n’a jusqu’alors pas été question de jouer avec le taux de TVA. Il faut tout mettre sur la table et voir ce qu’il possible de faire. Il est clair que certaines niches fiscales vont devoir disparaître. Je pense notamment aux FIS (fonds d’investissement spécialisé, ndlr) en matière immobilière, aux warrants (plans dits de stock-options pour détaxer les très gros salaires, ndlr) et aux choses de ce genre qu’on ne peut plus se permettre.
Etienne Schneider s’installe au board d’Arcelor-Mittal. Il fait aussi son entrée chez les Russes de Sistema, dont le patron est consul honoraire du Luxembourg en Russie. Continuerez-vous à chérir les relations avec la Russie comme l’ont fait vos prédécesseurs ou allez-vous adopter une vigilance un peu plus stricte ?
Je prends acte de la décision de Sistema et d’Etienne Schneider. Je ne vais pas la commenter. C’est son choix de carrière. Sachez néanmoins qu’on a une vigilance accrue déjà maintenant par rapport à certains investisseurs et entrepreneurs qui viennent de l’Est.