Agent provocateur « Ils veulent notre soutien le plus intense, mais ils ne l’auront pas ! » Le président du CSV, Frank Engel, n’y va jamais par quatre chemins, il aime provoquer. « D’ailleurs, j’estime que c’était déjà une erreur de le leur donner la première fois. » « Ils » étant ici le gouvernement Bettel/Kersch/Bausch, qui cherche une sortie de l’état de crise, « la première fois » étant cette adoption unanime, le 21 mars, de la loi prolongant l’état de crise instauré par règlement grand-ducal le 18 mars, comme le permet l’article 32.4 de la Constitution. La majorité invoquait alors « l’union nationale » afin d’avoir le support le plus large possible à des mesures très strictes de confinement et de limitation des libertés constitutionnelles. La loi viendra à échéance le 24 juin, mais la crise sanitaire, même maîtrisée, n’est pas complètement passée. Au pire, les scientifiques prédisent une résurgence par vagues, dont une deuxième pourrait avoir lieu en automne. Face au ralentissement des nouvelles infections au Covid-19 – aux alentours d’une dizaine par jour ces dernières semaines et un taux de reproduction légèrement sous 1 –, il faut concilier mesures de déconfinement plus large (reprise de l’école fondamentale lundi 25 mai, probable réouverture de l’horeca le 1er juin) et possibilité, pour le gouvernement, de confiner à nouveau d’ici l’automne si la situation sanitaire l’exige.
« Si jamais nous croyions qu’il faille confiner le pays une deuxième fois, c’est simple : nous pourrons oublier avoir jamais eu une économie dans ce pays », enrage Frank Engel. Lui pencherait plutôt pour le modèle suédois (31 000 infections, 3 800 morts seulement, malgré le fait que le gouvernement n’ait pas choisi le confinement), plaide la priorité de la survie de l’économie et le maintien des libertés personnelles sur la maîtrise de la situation sanitaire. « Oui, il y aura encore des malades en soins intensifs, mais il faudra vivre avec », affirme Engel, pour qui de futures mesures coercitives devront obligatoirement se baser sur des chiffres concrets. « Cela fait neuf semaines que nous suivons les états d’âme de Xavier Bettel, ça suffit maintenant ! » Il demande que soient fixés des paliers chiffrés qui imposent telles ou telles mesures : à quel taux de reproduction du virus dans la population, à quel degré de saturation des lits de soins intensifs un reconfinement serait-il envisagé ? « Et puis, il est hors de question d’accepter que le gouvernement règne à coups de règlements grand-ducaux ! » s’énerve encore le président du plus grand parti d’opposition. « Le législateur est pleinement fonctionnel ! »
Plus modéré, Claude Wiseler, député CSV et membre du bureau de la Chambre, ne dit pas autre chose en substance : le parlement fonctionne normalement, il faut sortir du provisoire et de l’urgence des règlements grand-ducaux, et il faut une loi qui se base sur du concret pour planifier cette sortie de crise. Le 21 mars déjà, lors du vote de l’état de crise, Wiseler avait déposé une motion (adoptée par l’assemblée plénière) qui invite le gouvernement « à informer », « à clarifier », « à cibler au mieux l’information du public », « à préparer (…) un ou plusieurs projets de loi pour prolonger, le cas échéant, des mesures spécifiques limitées dans le temps et liées à la maladie du coronavirus », et, surtout, « à préparer d’ores et déjà les mesures nécessaires pour l’après-crise ».
La démocratie fonctionne Pourtant l’avant-avant-projet de loi « portant sur une série de mesures pour lutter contre le Covid-19 », que le gouvernement a présenté la semaine dernière aux députés et aux syndicats, a provoqué l’ire de tout le monde, y compris de l’opposition parlementaire. Ce texte, qui émane du ministère de la Santé et se réfère à la loi de 1980 portant organisation de la Direction de la Santé, accordait de très larges pouvoirs à cette dernière, lui permettant de décréter des interdictions ou des limitations de déplacements, de rassemblements ou d’activités économiques, des fermetures de lieux, voire des mises en quarantaine obligatoires de personnes « infectées ou présumées infectées », et ce par règlements grand-ducaux, qui demanderaient le seul assentiment de la Conférence des présidents. Face au rejet des députés, qui se sentaient démis de leur fonction démocratique, face également aux craintes des syndicats, qui veulent être associés à la sortie de crise (voir p.7), le gouvernement se montre désormais extrêmement à l’écoute, voulant surtout éviter que la crise sanitaire ne se transforme en crise de la démocratie. Ce mardi, le Premier ministre Xavier Bettel (DP), la ministre de la Santé Paulette Lenert (LSAP) et la ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng) sont allés à la rencontre du Bureau et de la Conférence des présidents du parlement afin d’écouter leurs revendications et élaborer une alternative à ce premier texte controversé. Au final, ils ont promis de revenir la semaine prochaine avec deux projets de loi de sortie de crise, la première concernant les personnes physiques et la deuxième les activités économiques, qui, c’est essentiel pour les députés, auraient aussi une « sunset-clause », une durée de vie limitée. « Et s’il le fallait vraiment, on pourrait aussi avoir à nouveau recours au 32.4., même pour quelques jours seulement », affirme Claude Wiseler.
Si le gouvernement invoque autant cet « esprit de solidarité en temps de crise » (Xavier Bettel) et plaide « le plus grand support possible », c’est peut-être aussi parce qu’il a conscience que l’impatience augmente dans la société en général : les entreprises craignent les implications tragiques qu’aurait un confinement trop long sur leur survie, les citoyens n’en peuvent plus d’être limités dans leurs libertés individuelles, la restauration, les cultes, les syndicats voudraient revenir à une forme de normalité et la possibilité de fêter, de prier ou de manifester. Des théories du complot apparaissent au grand jour (« Ce virus est une invention de Bill Gates ! ») et le consensus que ces mesures de confinement sont certes pénibles mais nécessaires se fissure peu à peu. « La politique politicienne reprend peu à peu le dessus », concède aussi le conseiller d’État socialiste Alex Bodry. Constitutionnaliste averti, il fut l’un des premiers partisans du recours à l’état de crise il y a deux mois, et plaide maintenant pour une loi spéciale qui se limite à la seule situation actuelle du Covid-19 (et non une loi générale qui encadrerait toutes les pandémies possibles, à l’image de la loi fédérale suisse « sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme » qui avait été envisagée un moment, mais pour laquelle le temps presse trop désormais) et permette de prolonger les mesures actuelles d’encadrement de la vie publique tout en respectant au maximum les libertés constitutionnelles et le fonctionnement des institutions démocratiques. D’ailleurs, insiste Bodry, le Conseil d’État est lui aussi pleinement fonctionnel et prêt à aviser le(s) projet(s) de loi de sortie de crise au plus vite, comme il continue à évacuer les nombreux autres projets de loi qui lui sont soumis, « car il nous importe d’être cohérents dans notre approche ».