« Épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps », c’est ce que le grand écrivain russe Ossip Mandelstam se proposait il y a presque cent ans dans son premier recueil de prose. Il y a onze mois, tout bruissait encore autour de nous. Il y avait ce que l’on pouvait vivre comme des nuisances : le vacarme des chantiers, les klaxons et les basses à plein tube dans les bouchons, les stridences disruptives des appels au portable dans les transports publics et les conversations qu’on ne voulait pas forcément entendre, le tintement des couverts et autres brouhahas dans les restaurants, les fêtes nocturnes dans les appartements, les avions qui réveillaient les citadins dès le petit matin et décollaient encore autour de minuit.
Et puis il y avait les musiques, les mots et les images que l’on allait chercher au concert, au théâtre et au cinéma, les conversations que l’on menait face à des visages entiers, non amputés, sans le filtre du micro, sans écran interposé, autour d’une table, concentrées certes sur quelques sujets, mais aussi plaisamment digressives, pleines de surprises, et celles imprévues, parce que quelqu’un passait, confiait encore la dernière, et puis celles saisies au vol, un peu partout, qui faisaient rire ou tiquer, où fusaient des blagues, des petites histoires parlantes, de nouveaux mots ou locutions qui prenaient leur chemin dans la mémoire des récits et l’usage des tournures. Bref : le bruit du temps qui nous entourait était bruit et nous laissait une impression des pas du siècle et de sa germination, qui, si elle ne nous satisfaisait pas nécessairement, laissait au moins en nous des traces et la conviction de vivre, même si elle nous paraissait écornée et fragile, une commune humaine et civile condition, et ce avec tous nos sens, dans un espace public ouvert et palpable avec ses conflits et ses partages tous azimuts.
« On se forme l’esprit et le sentiment par les conversations », écrivait Pascal il y a 360 ans, et il ajoutait : « La manière d’écrire […] est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire […], parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. » Après onze mois de pandémie, non seulement notre façon de vivre, mais aussi de mener des conversations a changé. Leur champ s’est petit à petit rétréci, comme les bruits de ces nuits sans fêtes que dans les quartiers plus denses seuls les cris des violences domestiques, les râles des malades, les affrontements de gangs ou les sirènes des voitures de police viennent encore interrompre.
Aucun média social, aucun chat, aucune conversation téléphonique, aucune téléconférence ne peut remplacer la conversation ordinaire sur les choses de la vie qui était le corollaire de notre civilité et de notre culture sensorielle jusqu’au cœur des déjeuners de travail les plus strictement encadrés. Pendant onze mois, nous nous sommes concentrés sur les voix et les mots des autres, et nous y mettions d’autant plus de respect, d’attention et d’articulation que les contacts devenaient moins fréquents. Pour l’un ou l’autre, des visages familiers qui devinrent ensuite des voix familières se sont même éteints à tout jamais sans que l’on puisse leur dire adieu.
Et puis la source des histoires de la vie ordinaire et des potins s’est lentement tarie avec la raréfaction des fortuités et du rire, du vrai, pas du jaune. L’esprit et le sentiment se défont, perdent couleur et corolles. « On ne parle que de ça, parlez-nous d’autre chose », « statu quo mortifère », ces plaintes saisies ci et là traduisent une fatigue normative, un épuisement sacrificiel, un manque physique, un dégoût du répétitif, et insensiblement l’effritement de l’espace public où malgré toutes les béquilles de type TIC dont nous disposons, et malgré les petites ouvertures qui amplifient encore les effets douloureux de la distanciation sociale, chacun se retrouve sinon dans son coin, du moins plus lâchement relié au corps social et aussi politique qui n’a pas encore inventé la démocratie sanitaire pour pallier d’autres tentations.
Et elles sont foule, ces tentations et tentatives de faire des enfants dans le dos des citoyens, sans entretien préalable, tout en sourdine. Les privatisations dans le secteur public, la surveillance de l’espace public par des sociétés privées, le marché immobilier de nos villes et banlieues livré aux convoitises des fonds, des family offices et autres communautés successorales du crû : l’arbitraire des Jupiters locaux dévale au grand galop pour redistribuer la mise. Les bœufs qui n’arriveront plus à suivre pourront toujours aller chercher outre-frontière, a-t-on déjà suggéré dans des officines sociales. Tout cela en attendant dans la tristesse ambiante la réforme fiscale, ce choc différé à dessein, pour ne pas manquer de voix après le silence pandémique, car l’individualisation forcée qu’elle vise fera mugir les bœufs qui paieront la note des Jupiters.